Duettistes

Présentiel et distanciel sont sur un bateau, et c’est tout un monde qui prend l’eau.

Nous voici embarqués dans de drôles d’attelages, bataillant avec une perte difficile à nommer, car les mots nous manquent pour la penser.

Essayons.

Première surprise : présentiel préexiste.

Utilisé depuis le XIXème siècle, l’adjectif présentiel vise à qualifier « ce qui implique une présence réelle, ce qui a lieu en présence ».

Bien qu’apparu plus tard, distanciel est lui aussi un adjectif, et signifie « qui se fait à distance ».

Ainsi, la prestation d’un dentiste est présentielle, celle d’un notaire est possiblement distancielle.

Comment ces deux adjectifs, très peu utilisés jusqu’alors, sont-ils si rapidement entrés dans le langage courant, et ont pris valeur de substantifs ?

Car effectivement, cet usage langagier donne désormais substance à ces deux modalités présentées comme équivalentes et substituables, et ce d’autant plus que, formellement, les deux termes mettent en musique cet effet de symétrie.

Certes, les restrictions imposées par les pouvoirs publics imposent provisoirement le télétravail et plus globalement des modalités de télé-relation.

Mais, dans le monde du travail et de la formation, la substituabilité des deux modalités a commencé bien avant la crise sanitaire.

Cet intérêt pour les modalités distancielles porte la marque de l’accélération généralisée des processus qui conduit à chasser les temps dits morts, et notamment, par exemple, les temps de déplacement.

Mettre sur le même plan distanciel et présentiel entretient ainsi l’illusion d’un choix sans perte, grâce aux prodiges de la technologie.

Mais l’expérience que dit-elle ?

Comment sont vécues les journées de formation en visioconférence ? Quels sont les effets du télétravail sur les relations dans une équipe ? Sur les étudiants à l’université ? Les formateurs, les manageurs, les enseignants, que disent-ils de leur expérience ?

Peut-être faut-il porter notre attention sur une dimension de l’activité que l’injonction de productivité éclipse trop facilement.

À savoir que les activités humaines s’inscrivent toujours simultanément sur deux plans, qui coexistent et parfois s’enrichissent : le plan de ce qui est produit par l’activité, un résultat le plus souvent objectivable et mesurable ; et le plan de ce qui est vécu par la personne dans son activité.

Ce qui est vécu par la personne dans son activité est de l’ordre de l’expérience d’exister.

Exister, c’est-à-dire en tant que corps, parlant, bougeant, sensible, et nouant des relations avec les autres.

Cette dimension d’exister en tant que corps, en tant que vivant, en tant qu’éprouvant des sensations et des affects, peut-elle être sans dommage écartée des activités de travail, alors même que le travail occupe une place centrale dans nos vies ?

N’est-ce pas là une question fondamentale que soulève, et occulte à sa façon, le récurrent numéro de duettistes entre présentiel et distanciel ?

Daniel Migairou, octobre 2020