Texte issu de la communication présentée au Colloque international « Les crises au quotidien » organisé par l’Université d’Oran 2 les 25 et 26 septembre 2023.

Discours de la performance, destitution langagière : la crise mutique de l’être parlant dans le travail actuel

Introduction : Problématique, cadre théorique, méthodologie

Les personnes reçues dans des dispositifs d’accompagnement professionnel apportent des demandes souvent confuses. Leur demande tente d’imposer un cadre langagier implicite qui se donne comme non questionnable et qui concerne l’optique dans laquelle les activités de travail semblent devoir, selon elles, inévitablement s’inscrire. Le lien entre l’omniprésence de ce discours d’un nouveau type, le discours de la performance, et une certaine forme de destitution langagière de l’être parlant au travail est un des axes de ma recherche doctorale en cours.

Cette recherche s’appuie sur une expérience clinique de la médiation singulière, une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 par Dominique Lecoq au Conservatoire national des arts et métiers, où elle est enseignée depuis lors. Les questions que soulève cette expérience clinique et que, tout à la fois, elle saisit, constituent un terrain, un terrain dont le choix est fait de le questionner et de l’interroger en dialogue avec la philosophie contemporaine dans les champs politiques, phénoménologiques et linguistiques, notamment. En effet, cette expérience clinique atypique qu’est la médiation singulière fait des séances un observatoire du fait langagier dans le monde du travail actuel.

Je forme l’hypothèse que c’est la dimension d’être parlant, dimension fondatrice de l’humain, qui se voit aujourd’hui soumise au travail à de sourdes injonctions, à un traitement qui insidieusement, au jour le jour, l’affecte au plus profond de ce qui le fonde, avec des conséquences tangibles sur le plan du politique et sur le plan du psychique.

Le discours de la performance touche aux structures langagières

Le discours de la performance a ceci de nouveau qu’il s’insinue dans l’ordre langagier le plus souvent à l’insu de la personne qui parle. Si c’est le propre de tout discours que de tapisser le discours qu’une personne peut considérer comme sien, celui-ci se différencie en cela qu’il s’insinue dans la structure même du langage, et ce en opérant de plusieurs manières.

Tout d’abord, le discours de la performance apparaît dans une dimension classiquement jargonnante qui l’apparente à tout discours professionnel ou technique, en déroulant des séries de termes chargés d’un sens et d’une valeur implicites. Ce discours inclut celles et ceux qui en usent dans le cercle plus ou moins clairement délimité de ses locuteurs. Parler signifie alors manipuler ces termes de façon non seulement à se faire reconnaître comme sachant de ce qu’ils signifient, mais aussi, en souscrivant à cette langue technico-opératoire, de pouvoir prendre place dans le cercle exclusif de ses usagers.

Le discours de la performance se fait ainsi entendre de façon localisée dans les différents secteurs dans lesquels telle ou telle langue technico-opératoire s’en fait porteuse, s’en fait l’écho. Le discours de la performance apparaît sous de multiples costumes, de multiples masques. Il s’adapte aux usages langagiers des différentes scènes professionnelles auxquelles il semble, de prime abord, apporter sa touche sous la forme de ses néologismes, régulièrement repérés comme indices d’une certaine novlangue managériale.

Le discours de la performance ne se limite pas à la somme de ses variations plus ou moins inscrites dans des pratiques de métier, variations plus ou moins exotiques, plus ou moins typologisées par l’air du temps et ses tendances. Le discours de la performance agit dans la structure-même de ces différentes formes topiques, c’est-à-dire au plan de la grammaire. Moins qu’une affaire de substantifs – quel que soit leur défaut effectif de substance –, le discours de la performance affecte la façon dont se compose et s’articule la phrase.

Or c’est par l’articulation de la phrase que la personne qui parle fait signe de sa pensée. Parce qu’il affecte la grammaire, le discours de la performance conditionne la pensée. La pensée ici est à entendre comme ce dont fait signe l’acte de parler d’un sujet de la parole s’engageant singulièrement dans la dimension langagière. C’est-à-dire s’engageant en son nom, dans une adresse à l’autre, concernant le monde commun.

Articuler sa parole afin de dire quelque chose de ce qui se passe ou ne se passe pas, cela implique un certain risque, le risque consubstantiel de la parole en tant qu’acte. Car parler a valeur d’acte dès lors que la personne qui parle engage dans son dire sa singularité, une singularité qui ne peut que se faire entendre dès lors qu’est pris le risque de dire. Il y a risque parce que parler expose cette singularité par le dire adressé. Quelque chose se fait entendre que la personne ne contrôle pas. « Dès que je suis entendu, écrit Derrida, dès que je m’entends, le je qui s’entend, qui m’entend devient le je qui parle et prend la parole, sans jamais la lui couper, à celui qui croit parler et être entendu en son nom » (1967, p. 265). Quelque chose s’énonce au fil du dire, c’est-à-dire au fil de la parole habitée de l’être parlant dans sa dimension de sujet.

Cette parole qui expose, qui engage, voilà ce dont le discours de la performance fabrique l’oubli, proliférant sur cet oubli, oubli de ce que parler veut dire. Le discours de la performance sape les bases d’une parole faisant place à l’autre dans le risque de dire. Le discours de la performance sabote les points d’appui d’une parole de sujet, d’une parole de sujet institué parlant, en tant que cette parole se fait pensante de ce qui, du monde, ici et maintenant, fait question. De ce qui fait situation à penser. De ce qui, dans l’espace commun tel que le travail l’aménage et l’organise, fait situation.

Les situations de travail sont opacifiées par l’écran du projet

Penser les situations passe par un effort d’analyse de ce qui les constitue, et pour cela par la possibilité de les appréhender. Cette appréhension d’une situation exige de la personne qui s’efforce de la penser un écart suffisant pour tenter de l’objectiver. Or le discours de la performance interpose entre une personne qui travaille et ce sur quoi porte son travail une notion qui fait écran : la notion de projet. Le projet fait écran à plusieurs titres.

Premièrement, le projet est une image. Le projet est l’image d’un objet futur, image s’accompagnant de cotes, sinon de cotations : toujours de chiffres. Le projet est image, une image du résultat visé s’assortissant de chiffres. Le projet est ce par quoi s’ancre la performance dans le travail au quotidien, en y insérant des images et des chiffres qui s’interposent entre les personnes et les situations. Le travail de la personne qui travaille porte sur des objets et des situations qui sont occultées par ce qui s’interpose et fait écran. Cet écran renvoie une image possiblement vue comme reflet de la performance.

Deuxièmement : le projet verrouille le futur au présent. Le projet se présente comme extension du présent, comme continuation du présent. Le futur est ainsi limité, cadré par le présent, ou plutôt par une certaine vision du présent en tant qu’il pose et impose ses conditions à tout futur projetable.

Troisièmement, le projet substitue l’objectif à l’objet, l’objectif pouvant être individualisé là où le travail porte sur des objets communs. C’est-à-dire que la performance individualise l’évaluation, et convertit toute situation qui fait question en problème qui va affecter le résultat visé.

L’écran du projet génère des boucles, par accouplement de l’image et des chiffres, des boucles qui se superposent, s’empilent et produisent un reflet augmenté de lui-même. Ce qui fait situation, c’est-à-dire arrêt, difficulté, problème n’est alors visible que comme une vague lueur clignotante à travers l’écran qui l’occulte. Un clignotement qu’il est commun de lire comme celui d’une diode sur un tableau de bord : indiquant un dysfonctionnement. Quelque chose dysfonctionne qu’il conviendrait au plus vite de réparer. Mais quoi ? Où ? La situation est étrangement mise hors d’atteinte par l’écran du projet. Écran sur lequel se projettent les données attestant de la validité des procédures entreprises, produisant à tout instant des éléments d’évaluation appropriables, sur lesquels vient faire tâche le clignotement d’un phénomène qui reste insaisissable, et produit un malaise inconvenant.

La performance puise dans la personne qui s’y prête le combustible cognitif d’un fonctionnement dont l’échelle devient celle à laquelle la personne va être invitée à considérer l’effet de ses efforts. Cela la déborde de toutes parts. D’un côté, il y aurait, quelque part, des effets sur des plans éloignés dont ne parviennent que des images et des chiffres pour en juger. D’un autre côté, il y a bel et bien des approvisionnements qui s’effectuent, à son insu, à même la vie de la personne qui travaille, et qui consent au malaise qu’ils induisent au nom de l’élargissement miroitant dans les images et les chiffres vécus imaginairement comme extension de soi. Un processus ainsi décrit par Han (2016) : « La technique de pouvoir du régime néolibéral prend une forme raffinée, subtile, insinuante, et échappe à toute visibilité. Ici, le sujet asservi ne se doute même pas de son asservissement. La structure de la domination lui reste cachée. Il s’imagine ainsi être libre. Le pouvoir disciplinaire est inefficace lorsqu’au prix d’une grande dépenses d’énergie, il impose aux gens par la violence un carcan d’injonctions et d’interdictions. Bien plus efficace est la technique de pouvoir qui fait en sorte que les gens se soumettent d’eux-mêmes à la domination. Elle veut stimuler, motiver, optimiser, et non inhiber ou soumettre. » (p. 26)

La personne qui travaille se heurte au quotidien à ce qu’elle ressent, pressent, éprouve, et qui ne trouve pas les mots pour se dire. Car pour le dire, un certain nombre de conditions font défaut. Le discours de la performance, en imposant sa loi grammaticale, rend impossible l’articulation de signifiants par les opérateurs langagiers nécessaires au maniement de la négativité et de la complexité. Le discours positif imprime son calque, son template langagier, dans lequel la parole adressée au travail et sur le travail, doit se mouler. Les situations imparlables restent impensables. L’être parlant en reste interdit.

Temps, lieu, tiers : conditions d’une parole pensante

Sourd malaise, crise mutique : est-il encore possible de parler au travail, du travail ? Là où le discours de la performance s’emploie à nourrir l’imaginaire de l’individu, en multipliant les écrans censés donner la mesure des résultats, en nourrissant les effets d’optique générant un appétit d’infini, la dimension d’être parlant se dérobe. C’est du langage lui-même dont les personnes se voient destituées. Il manque des mots aux situations bien réelles qu’elles vivent, et il manque surtout les conditions pour articuler ces mots, qui permettraient ainsi d’en penser quelque chose.

En cela, le discours de la performance use et abuse des nouveaux modes d’organisation du travail, qui se développent au nom-même de ce discours par une exploitation univoque des technologies numériques qui s’en font les vecteurs invasifs. Les procédures s’appuyant sur ces technologies constituent désormais l’infrastructure de la plupart des pratiques professionnelles, une infrastructure qui restreint, voire empêche, les conditions de possibilité d’une parole pensante au travail. Car ce que fait oublier le discours de la performance, c’est que parler ne se réduit pas à un échange d’informations. Que l’acte de parler nécessite des conditions empiriques, sans lesquelles s’obtient au mieux un jeu d’émission et de réception de messages brefs, et prétendument factuels.

Parmi ces conditions, il y a le lieu. Un lieu n’est pas simplement un espace, mais se caractérise par la possibilité de son habitation. Parler en tant qu’acte passe par l’habitation d’un lieu dans lequel un être parlant fait l’expérience qu’il peut être là en tant que parlant. L’acte de parler présuppose l’inconditionnalité de la place de parlant. Dans ce lieu, l’être parlant a place et peut prendre place en tant qu’ayant corps. Être là, en ce lieu, en tant qu’ayant corps, donne du poids à la parole adressée, s’adressant à un ou plusieurs autres reconnus comme y ayant aussi place inconditionnelle d’être(s) parlant(s).

Ce poids de la parole adressée en ce lieu aux autres qui y ont place tient à ce que des marques singularisent ce corps, marques d’une histoire, empreintes laissées par des épreuves, faisant fond d’où ça parle, faisant fond d’où quelqu’un s’adresse. Qu’il soit possible d’habiter ce lieu en tant que parlant suppose qu’il se situe dans un certain écart avec les espaces sociaux du travail, espaces régis, sinon régimentés par l’ordre des discours, dont celui, si difficile à désarmer, de la performance. L’écart d’un lieu pour dire, un écart qui n’exclue pas la proximité, possiblement la contiguïté avec les espaces communs et usuels, cela peut s’instituer, se poser comme condition préalable à la tentative d’aborder les situations qui questionnent, dans un à-côté légèrement décalé, légèrement à l’écart.

Lyotard (2012) disait de l’activité de penser qu’elle a pour défaut, à l’heure où le succès consiste à gagner du temps, d’en faire perdre. La parole pensante exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques, d’un accès sans délai à toute information. C’est le miracle des moteurs de recherche qui en des temps extrêmement brefs nous donnent accès à des informations en quelque sorte toujours disponibles, toujours à portée de main. C’est l’étonnement de voir et d’entendre si bien une personne actuellement à l’autre bout du monde par le truchement de la machinerie des réseaux. Cette abolition apparente des distances et des matérialités – les documents numérisés doivent bien être in fine stockés quelque part, dans des machines qui occupent un certain volume et qui consomment de l’électricité –, rabat sans cesse sur de l’objet : avoir un document, une information ; avoir un échange, un call.

Cette immédiateté pousse du côté des images et des chiffres. Une image se saisit en un coup d’œil – même si cette saisie ne permet pas de vraiment voir –, et des chiffres se lisent sans interprétation – en première lecture seulement, car il s’agit dans un second temps d’inscrire ces chiffres dans le contexte de leur établissement de façon à pouvoir les interpréter –. L’image et le chiffre fournissent immédiatement un objet à saisir. La parole pensante, cette activité langagière sans laquelle aucune pensée ne prend forme – hors l’écriture, mais qui pour cela est encore moins immédiate – est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui diffère, qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Une parole pensante dont Lyotard (2012/1964) écrit : « Penser, c’est-à-dire parler, est peut-être tout entier dans cette inconfortable situation d’avoir à prêter l’oreille au sens chuchoté afin de ne pas le travestir et de devoir pour tout le convertir dans un discours articulé s’il on ne veut pas qu’il s’égare. […] Notre expérience d’une parole vivante n’est pas celle de la récitation d’un discours préfabriqué. Elle est celle d’une mise au point sur l’interlocuteur, sur les questions qu’il lance vers nous et qu’il nous oblige à lancer vers ce que nous pensions, vers notre propre message, ou ce que nous croyions être tel.» (p. 72-73)

Il y aura du différé et du différent sans lesquels aucune pensée ne peut advenir. Car la pensée advient dans l’acceptation du différant, au risque d’une certaine errance. Au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, qui tâtonne. Qui se confronte à des objections, des différends. Qui en prend le risque.

Car risque il y a à parler : celui de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. Le risque de s’exposer dans une parole qui dépasse, qui échappe. D’où l’importance d’un lieu pour abriter ce risque. D’où l’importance tout autant d’un temps qui autorise le délai, qui consent à ce que ça diffère. Lieu et temps en tant qu’écart avec les flux usuels d’informations, avec l’espace commun régi par l’ordre des discours, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi. Ce tiers ne tiendra que s’il est averti de ce que le discours de la performance opère comme travail de sape des conditions élémentaires de la parole. Sans cela, le tiers sera insuffisamment tiers pour tenir, il cèdera aux sirènes imagées et chiffrées de la performance, il y succombera. Il se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

C’est là l’enseignement de la médiation singulière en tant qu’approche clinique de l’être parlant pris, dans le travail actuel, dans les rets du discours de la performance. Ce discours phagocyte l’être parlant qui se replie sur des positions défensives se caractérisant par une alternance entre des phases mutiques et des moments de plaintes plus ou moins vociférantes. Car ce phagocytage obstrue toute prise possible sur le monde. Fischbach (2011) parle d’une privation de monde : « Il n’y a pas d’autre mode d’advenue de l’existence humaine dans le monde que dans et par le travail, et que c’est par le travail que les hommes temporalisent leur existence individuelle et historicisent leur existence collective » (p. 129). Le monde commence ici et maintenant, dans un quotidien dont les situations sont rendues inaccessibles à la parole pensante. Il est possible d’entendre dans cette alternance entre mutisme et vocifération un appel à rouvrir des conditions de parole, à rouvrir la parole à une pensée sur le monde.

 

Bibliographie
Jacques Derrida, 1967, L’écriture et la différence, Paris, Seuil.
Franck Fischbach, 2011, La privation de monde, Paris, Vrin.
Byung-Chul Han, 2016, Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Strasbourg, Circé.
Jean-François Lyotard, 2012 / 1964, Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF.

Texte issu de la communication présentée au 22ème Congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française à Montréal du 17 au 21 juillet 2023.

La désadaptation comme ferment de créativité du sujet au travail.
Penser le rapport adaptation-désadaptation avec le philosophe Paul Ricœur

Introduction

Dans cette communication, je vais essayer d’interroger un point qui apparaît comme structurant dans le discours actuel du travail et sur le travail, y compris donc les discours de l’accompagnement professionnel. Ce point, c’est la compatibilité implicite entre adaptation et créativité.

La créativité serait selon ce discours un supplément à l’adaptation, un supplément dont la personne performante au travail ferait l’apport tout en restant dans le cadre des procédures instituées auxquelles elle se serait parfaitement adaptée. C’est-à-dire qu’il est attendu des personnes qu’elles s’adaptent au travail tel qu’il est – c’est-à-dire tel qu’il a furieusement muté ces quarante dernières années – et qu’en plus elles y soient créatives. Et il est demandé aux praticiens d’accompagnement professionnel de restaurer cet équilibre lorsqu’il se perd. À côté des situations manifestes de souffrance au travail, de nombreuses demandes d’accompagnement professionnel sont formulées « positivement » comme des demandes à mieux s’adapter, à acquérir de nouvelles compétences, au rang desquelles se trouverait la créativité.

Je vais essayer dans cette présentation d’interroger cette évidence, de la remettre en question, tout en repérant ce qu’elle concourt à occulter, – qu’en tout cas elle rend difficile à appréhender – et que j’appellerai la position de sujet de la personne au travail. Pour cela, je m’appuierai tout d’abord sur un texte du philosophe Paul Ricœur, puis je ferai référence à la pratique d’accompagnement dite de médiation singulière. Enfin, je poserai quelques repères de ce que j’appelle une tiercéité opérative telle qu’elle permet à un dispositif d’accompagnement d’activer chez les personnes accompagnées une créativité appuyée sur le jeu adaptation-désadaptation.

I / Désadaptation et position de sujet

Ce qui s’exprime en termes positifs dans une demande d’accompagnement professionnel fait signe d’une position que la personne occupe dans sa propre demande, et qui est une position d’objet : un objet à augmenter, à renforcer, à perfectionner. La personne inscrit ainsi sa demande auprès du praticien dans l’ordre d’un discours implicite, un discours qui pour elle va de soi, le discours de la performance, un discours qui pousse les personnes à se saisir d’elles-mêmes dans une chosification performative de soi. Dans leur activité, mais aussi dans leur demande faite aux praticiens, ces personnes se situent en position d’objet, d’objet en défaut, d’objet à réparer, d’objet à remettre en ordre de marche.

Paul Ricœur est un philosophe français né en 1913 et mort en 2005. Il laisse une œuvre importante, en dialogue permanent avec les sciences humaines et sociales, qui s’inscrit dans les courants de la phénoménologie mais aussi de l’herméneutique, et qui questionne notamment la notion de subjectivité. Dans un texte paru en 1955, Travail et parole, Paul Ricœur se demande « si la condition technologique du travail moderne ne fait pas apparaître, par-delà les aliénations sociales, une misère du travail qui tient à sa fonction objectivante ».

Une fonction objectivante qui conduit les personnes à se perdre « dans le geste dénué de sens, dans l’activité au sens propre insignifiante, parce que sans horizon ». Pour Ricœur, cette évolution objectivante conduit à une perte de soi qui se traduit par « une sorte d’ennui qui lentement fait la relève de la souffrance dans l’exécution du travail, comme si la peine de l’objectivation se réincarnait plus subtilement dans une sorte de mal psychique, inhérent au morcellement et à la répétition du travail moderne ».

C’est ici que Ricœur met en évidence l’importance de la parole pour « contre-battre l’exigence d’objectivation ». Car, écrit-il « être homme, c’est non seulement faire du fini, c’est aussi comprendre l’ensemble, et ainsi se porter vers cette autre limite, inverse du geste dénué de sens, vers l’horizon de totalité de l’existence humaine que j’appelle monde ou être ».

Si la parole peut, selon lui, contre-battre l’exigence d’objectivation, c’est dans le sens d’un acte de parole comme « signifiant l’ensemble, comme volonté de comprendre par le tout ». La parole participe de ce que Paul Ricœur appelle la « fonction des humanités », ou encore « la culture » qui, je cite « désadapte l’homme, le tient prêt pour l’ouvert, pour le lointain, pour l’autre, pour le tout ». Et qui contribue à la quête de ce qu’il appelle « le juste mais difficile équilibre entre l’exigence d’objectivation – c’est à dire d’adaptation – et l’exigence de réflexion et de désadaptation ».

Ce qui tient « l’homme debout », dit Ricœur, c’est donc l’engagement de la parole dans un processus de désadaptation, une parole qui vise à produire une réflexion, en se désadaptant des discours qui la conditionnent, des discours qui tentent de l’ordonner. Cet homme debout, il est en position de sujet, de sujet de la parole, s’autorisant d’une pensée sur les situations qu’il rencontre au travail, sur les questions que le travail lui pose. En position de sujet, il s’autorise d’un dire autrement, il se tient « prêt pour l’ouvert », selon les termes de Ricœur.

II / Mouvement de parole en médiation singulière

Je vais présenter une situation clinique dans la pratique d’accompagnement dite de médiation singulière. La médiation singulière est une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 au Cnam de Paris, par Dominique Lecoq, qui y était alors enseignant-chercheur et est par ailleurs psychanalyste. Cette pratique est enseignée au Cnam depuis lors, et c’est sur ma propre pratique de médiation singulière que s’appuie la recherche doctorale en philosophie que je mène actuellement.

En médiation singulière, le travail est considéré en tant que topos de l’être parlant, et la séance se veut le lieu d’une articulation singulière entre travail et parole, pour reprendre la terminologie de Ricœur. Ce qui se fait tout d’abord entendre dans les séances, c’est une sorte de saturation de la parole par le discours qui prévaut dans le milieu professionnel de la personne, discours qui phagocyte a priori toute énonciation possiblement dissonante. Ce qui est visé en séance, c’est à créer les conditions d’un usage singulier de la parole par la personne prenant alors une position de sujet.

Je vais évoquer le mouvement de parole effectué par une personne, Madame J, dans le cadre d’un accompagnement en 10 séances sur 10 mois. Madame F, 50 ans,  est directrice administrative d’une agence d’architectes, où elle est en poste depuis 22 ans. Elle m’a sollicité à un moment où elle voulait quitter son entreprise, disant « ne pas se reconnaître pas dans son travail, vouloir faire autre chose, mais ne sachant pas ce qu’elle aimerait faire ». Je vais simplement vous donner lecture de certaines de ses paroles prises en note durant les dix séances. Vous entendrez comment ça bouge dans sa parole, au fil des mois. Comment ça travaille pour elle. La parole en séance rend possible une série de déplacements qui ont lieu dans ses lieux de travail et de vie.

[…]

III / Une tiercéité opérative

Que fait-il, le praticien en séance ? Avant tout, rien qui concerne la demande de la personne. Pas d’aide, pas d’attente, pas de conseil. Et puis également pas de demande. Le praticien n’attend rien de la personne, ne lui demande rien. Il travaille à créer les conditions d’une parole. Il se fait garant d’une véritable place pour la personne qui s’autorise à y prendre une position de sujet. C’est ce que j’appelle une tiercéité opérative, reposant sur trois conditions principales.

Condition de lieu : Un lieu en tant qu’il rend possible l’expérience pour la personne d’un être là en tant que parlant, d’un être quelque part, pas n’importe où, pas entre deux portes. Un lieu dédié, suffisamment à l’écart et suffisamment proche. Un lieu qui soit dans un rapport de contiguïté-discontinuité. Une contiguïté qui donne accès ; une discontinuité qui fait différence. Le lieu ainsi diffère suffisamment pour que la continuité du discours avec lequel la personne arrive, discours qui va de soi pour elle, puisse ici dérailler et que la personne s’y sente autorisée à dire autre chose que ce qu’elle sait déjà savoir.

Condition de temps : La parole pensante, la parole engagée dans « l’exigence de réflexion et de désadaptation », selon les termes de Ricœur, exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques d’un accès sans délai à tout et partout. La parole pensante est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Car la pensée advient au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, des objections. Qui en prend le risque.

Condition de tiers : Un tiers suffisamment tiers pour garantir une place à qui parle en tant qu’il parle dès lors qu’il s’y risque. Car toujours risque il y a : de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. D’où l’importance d’un lieu et d’un temps pour abriter ce risque. Lieu et temps en tant qu’écart avec l’espace commun, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers qui, à ce titre, s’abstient de tout discours, y compris celui de savoir quelque chose pour l’autre. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi. Sans quoi, le tiers insuffisamment tiers se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

Conclusion

Et alors la créativité ? Mais de quelle créativité est-il question ?

Si la créativité ne passe pas par la désadaptation, elle ne sera qu’un niveau supplémentaire d’objectivation de la ressource que la personne est à elle-même dans une effectuation performante de sa tâche. Une objectivation de soi qui va mener à court ou moyen terme à la formation de symptômes qui peuvent être très coûteux en terme de santé physique ou psychique, donc pour la personne mais aussi pour la collectivité. Les demandes d’accompagnement sont l’occasion d’un travail de prévention, de désamorçage des emprises auxquelles le discours de la performance soumet la parole des personnes qui le plus souvent ne cherchent qu’à bien faire leur travail. Leur demande à être accompagnée sont des signes à entendre. Pour cela, encore faut-il que les accompagnants s’autorisent à tenir une position difficile, différentielle, qu’ils acceptent de se faire les représentants de cet « horizon de totalité de l’existence humaine » que le travail actuel méconnaît, et que Paul Ricœur appelle « monde ou être ».

Texte issu de la communication présentée au 6ème Congrès de la Société internationale d’ergologie à Toulouse en juin 2023 sur le thème « Changer le travail dans le monde d’aujourd’hui ».

Temps, lieu, tiers, conditions d’une parole dialectique au travail : penser l’accompagnement professionnel avec la médiation singulière.

1/ Introduction

J’ai articulé cette communication autour d’un rapprochement un peu inhabituel entre deux termes, parole dialectique, avec la précision suivante, qui est d’importance : au travail. Au travail, donc, car je forme l’hypothèse qu’aucun changement du travail, je parle du travail vivant, n’est possible sans aborder la question suivante : est-il inévitable et sans recours que toute parole, voire toute la parole, d’une personne au travail soit inévitablement happée par l’ordre d’un discours ?

J’utilise ici ce terme de discours pour indiquer une mise en ordre de la parole, le discours mettant la parole dans un certain ordre, ordonnant la parole. Aujourd’hui cela semble aller de soi que la parole soit, au travail, largement ordonnée par un discours. Le discours, au sens où le précise Foucault, se préoccupe d’atteindre, d’obtenir, d’établir quelque chose par le langage qui se voit ainsi inscrit dans une logique d’ordre. Le discours pose ses lignes de guidage, pose la langue sur des rails, use de la parole comme d’un instrument dans des logiques de pouvoir.

Si tel est bien le cas, quels sont les effets d’une telle absorption sans recours de la parole par le discours ? Effets pour les personnes qui travaillent, effets pour les collectifs de travail, effets pour les organisations. Mais aussi, effets pour l’activité de penser ?

Et enfin, quelles seraient alors les conditions pour extraire, oserai-je dire émanciper, la parole du discours ?

2/ D’où je parle ?

Cette question prend forme à partir d’une expérience clinique qui est celle de la médiation singulière. La médiation singulière est une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 au Cnam de Paris, par Dominique Lecoq, qui y était alors enseignant-chercheur et est par ailleurs psychanalyste. Cette pratique est enseignée au Cnam depuis lors.

La médiation singulière considère le travail en tant que topos de l’être parlant, et fait donc place en séance à la dimension d’être parlant au travail, et plus précisément encore d’être parlant de son au travail. La médiation singulière ne s’intéresse donc pas au travail de la personne en tant que tel, mais à la personne dans sa dimension d’être parlant, en tant que ce dont elle parle, c’est de son au travail : rapport au travail, place au travail, souffrance au travail, etc.

Ce qui se fait tout d’abord entendre dans les séances, c’est une saturation de la parole par le discours qui prévaut dans le milieu professionnel de la personne, discours qui peut s’entendre comme une déclinaison topique d’un discours généralisé de la performance, non pas comme imposé de l’extérieur ou d’en haut, mais s’imposant dans le discours même de la personne. Un discours plastique, fluide, extensible, enveloppant, qui phagocyte a priori toute énonciation possiblement dissonante, comme Byung-Chul Han l’identifie dans ses travaux.

En médiation singulière, la personne a place en tant que parlante, c’est-à-dire en tant que c’est sa façon singulière d’user du langage qui lui donne place et la relie à ce qu’entrave l’ordre du discours, à savoir la fonction instituante du langage.

3/ Parole dialectique, parole pensante

Une expérience du travail est toujours singulière. Elle ne pourra faire l’objet d’une élaboration que dès lors qu’elle se pense, non pas du point de vue général, abstrait, surplombant, mais en première personne.

Que s’agit-il de penser, lorsque ça fait question ou lorsque ça fait problème, sinon le rapport qu’il y a pour une personne entre expérience et réalité ? Le travail s’effectue dans ce que l’on peut appeler la réalité. Cette réalité est toujours commune, et c’est pourquoi elle peut faire l’objet de désaccord. Lorsque une personne s’exprime depuis une réalité non commune, on appelle ça un délire. Donc il y a bien un commun de la réalité suffisamment commun pour que l’on puisse faire quelque chose ensemble. Lorsqu’une personne peut sans difficulté intégrer son expérience – ses affects, ses émotions, ses ressentis – dans ce qu’elle appelle la réalité, alors « ça va ». « Ça ne va pas » vient indiquer qu’il y a une disjonction entre l’expérience et la réalité.

La tentative alors d’élaborer sur ce hiatus entre expérience et réalité ne sera féconde que dès lors qu’elle peut se penser en première personne, et qu’une parole pensante pourra prendre forme, ce qui ne va pas de soi. Car cela implique de sortir de la croyance en une simple équivalence entre parole et pensée, où la parole exprimerait une pensée préexistante, où la pensée serait de la parole non encore dite. Ce n’est pas parce que ça va parler et que des choses seront dites que cette parole pourra pour autant mettre en mouvement un processus de pensée.

Et ce d’autant plus si s’impose ou tente de s’imposer une pensée non parlée, une pensée fixée, écrite, ne faisant pas l’objet d’une élaboration par la parole, par une parole mise en jeu avec l’autre.

Ce qui fait question ou problème pour une personne dans son expérience du travail ne pourra être pensé que singulièrement, c’est-à-dire par la possibilité que sa parole se décolle du discours et qu’il devienne possible pour elle de parler en première personne, d’adresser sa parole dans ce mouvement vers l’autre par lequel se forme une pensée (Lyotard).

4/ Lieu, temps, tiers

Condition de lieu : Un lieu en tant qu’il rend possible l’expérience d’un être là en tant que parlant, d’un être quelque part, dans un lieu situé dans un écart suffisant avec les circulations usuelles de l’ordre des discours. Un lieu suffisamment à l’écart et suffisamment proche. Un lieu qui soit dans un rapport de contiguïté-discontinuité, notion que l’on trouve dans un texte de Guattari. Une contiguïté qui donne accès ; une discontinuité qui fait différence. Le lieu ainsi diffère suffisamment pour que la continuité du discours avec lequel la personne arrive, discours qui va de soi dans son milieu professionnel, puisse ici dérailler et que la personne s’y sente autorisée à dire autre chose que ce qu’elle sait déjà savoir.

Condition de temps : Lyotard disait de l’activité de penser qu’elle a pour défaut, à l’heure où le succès consiste à gagner du temps, d’en faire perdre. La parole pensante exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques (Byung-Chul Han) d’un accès sans délai à tout et partout. La parole pensante est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui diffère, c’est-à-dire, au sens de Derrida, qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Car la pensée advient dans l’acceptation du différant, au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, des objections. Qui en prend le risque.

Condition de tiers : Un tiers suffisamment tiers pour garantir une place à qui parle en tant qu’il parle en première personne dès lors qu’il s’y risque. Car toujours risque il y a, de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. D’où l’importance d’un lieu et d’un temps pour abriter ce risque du différant. Lieu et temps en tant qu’écart avec l’espace commun, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers qui, à ce titre, s’abstient de tout discours, y compris celui de savoir quelque chose pour l’autre. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi et qui exige d’être averti de ce que le discours de la performance opère comme travail de sape des conditions élémentaires parce qu’instituantes de la parole. Sans quoi, le tiers sera insuffisamment tiers pour tenir, et se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

5/ Ouvertures

Pour finir, quelques points se proposant de faire ouverture quant à la dynamique possible entre accompagnement et changement.

L’interposition du langage par la parole en première personne permet de mettre en relation active le plan de l’expérience et le plan de la réalité, qui sont alors en relation sans jointer. Ce qui se relie sans jointer sollicite une forme de créativité qui permet de sortir d’un dualisme insupportable entre : jointer, adhérer, c’est bien, ça fonctionne ; ou : ça ne jointe pas, ça échoue, ça dysfonctionne, ça disqualifie.

Donner des bords permet à la parole de jouer : jouer avec les bords, entre les bords, avec les discours, entre les discours. Si ça peut jouer, alors parler joue son rôle instituant car parler, ici dans le sens de dire, prend valeur d’un agir institué. Dire devient acte de parole, dire fait acte de présence en tant que parlant. Cet acte se met en jeu avec l’autre auquel est prêtée une semblable possibilité.

Le au travail est cette expérience chaque fois singulière de ce que le travail permet ou pas, permet plus ou moins, à une personne d’habiter sa dimension d’être parlant, institué parlant, dans un rapport à l’autre, dans un rapport avec l’autre autour d’un faire, un faire qui avec l’autre en tant que parlant, prend une dimension micropolitique, celle d’une préoccupation très actuelle : faire monde.

Bibliographie

Derrida, J. (1967). L’écriture et la différence. Paris : Seuil.
Foucault, M. (1971). L’ordre du discours. Paris : Gallimard.
Guattari, F. (2004). Microphysique des pouvoirs, micropolitique des désirs.
Dans Chimères, Revue des schizoanalyses, n°54. Michel Foucault : Généalogie, esthétique, contrôle. pp. 73-83.
Han, B-C. (2016) Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir. Strasbourg : Circé.
Lecoq, D. Corpus de conférences enregistrées 2014-2023. www.premis.org
Lyotard, J.-F. (1986). Le Postmoderne expliqué aux enfants. Paris : Galilée.
Lyotard, J.-F. (2012). Pourquoi philosopher ?. Paris : PUF.

 

Texte issu de la communication présentée à l’occasion du Colloque Encontro international sobre el trabalho à Joao Pessoa, Brésil, août 2022, puis publié dans les actes du colloque.

Parler le travail au pied de la lettre : la créativité du dire dans l’accompagnement professionnel.

Résumé : À partir d’une pratique clinique d’accompagnement professionnel dans l’approche dite « de médiation singulière », ce texte interroge les conditions de possibilité d’un dire créatif en séance à partir de la capacité pour le praticien de se faire instituant d’un lieu de parole différentiel, à l’écart, lui permettant de faire entendre à la personne « ce qu’elle dit sans vouloir le dire », et que surtout elle n’entend pas. La position du praticien repose alors sur une différenciation entre parole et discours en séance.

Dire, sens, débord

Ce qui est dit, il est difficile de l’entendre sans y prêter un sens. C’est ainsi que la personne qui entend va produire le sens de ce qui est dit par celle qui parle. Quant à celle-ci, sa parole n’est pas dénuée d’intention, mais du fait même qu’elle parle, elle fait entendre autre chose que ce qu’elle croyait dire. D’où le malentendu si ordinaire entre les êtres parlants : souvent, dans ce que nous disons, nous sommes mal entendus. Parler au pied de la lettre, c’est cette expérience que rend possible pour une personne le fait que celui ou celle qui l’entend se retire des évidences, des implicites, du « bon sens », et se tient au plus près de la lettre de son dire afin de le lui faire entendre. Car le dire excède le dit (Lacan, 1953), le déborde, témoigne d’une dimension de sujet, en tant que se risquant à dire du réel quelque chose qui fait signe de sa singularité. Ce dire en excès du dit, en débord du dit, il permet à la singularité de la personne qui parle de tenter de s’articuler au réel qui l’interroge. Ce n’est qu’en tant qu’elle est « qui elle est » et non pas « qui elle croit qu’elle est », ni « qui il lui est demandé d’être » qu’elle peut accéder à une pensée singulière, une pensée qui s’élabore par et à travers son dire adressé à une autre personne qui l’entend. Cette pensée sur un réel qui interroge ou affecte, telle qu’elle prend forme à travers un dire singulier, elle est le lieu-même de la créativité. Une créativité qui prend appui sur ce dire nouant au réel des situations la singularité du sujet et d’un agir en devenir. Cette créativité du dire, quelles en sont aujourd’hui les conditions de possibilité en milieu professionnel ? C’est la question que soulève une demande d’accompagnement.

La demande et le discours

De prime abord, les demandes d’accompagnement professionnel se formulent dans des termes compatibles avec le contexte professionnel de la personne, et avec ce qu’elle imagine recevable de la part du praticien qu’elle sollicite. Il s’agit le plus souvent d’une demande d’aide pour faire face à un contexte professionnel qui la préoccupe, l’affecte, l’interroge. Elle voudrait pouvoir y voir plus clair, trouver des ressources nouvelles, prendre position, se lancer ou se relancer, etc… Elle prête au praticien un savoir sur le monde professionnel qui est le sien, et/ou sur une méthode de résolution de problèmes. Or un accompagnement professionnel n’est pas sollicité pour des questions techniques, qui relèvent d’une connaissance dans un champ objectif ou objectivable : droit, finance, informatique, etc, auquel cas, c’est un expert de cette technique qui serait sollicité. Cet accompagnement est sollicité pour des difficultés qui concernent un « à-côté-du-technique », une dimension « pas-seulement-technique ». Mais si c’est « pas-seulement-technique », alors qu’est-ce que c’est ? Un accompagnement professionnel est souvent sous-tendu par la question « qu’est-ce que c’est » : qu’est-ce que c’est qui ne va pas ? qu’est-ce que c’est qui manque ? qu’est-ce que c’est que je ne comprends pas ? C’est un « qu’est-ce que c’est » qui ne relève pas du monde des choses, mais qui se situe entre le monde des choses, l’humain au singulier et l’humain au pluriel ; entre le passé, le présent et le futur ; entre le réel, l‘imaginaire et le symbolique. En cela, l’accompagnement professionnel est souvent sollicité pour ce que l’on pourrait appeler une difficulté à penser, à penser ce qui se passe, à penser ce qui pourrait être fait. Combien de fois cette personne a-t-elle été confrontée à des difficultés qui n’étaient pas seulement techniques et qu’elle a résolues sans s’en rendre compte, en puisant dans son expérience, dans ses savoirs, en sollicitant les conseils d’un expert, le soutien d’un collègue ou d’un partenaire ? Mais cette fois-ci, cela l’arrête. Pour autant, ce que la personne formule dans ces termes qu’elle juge acceptables, c’est bien une demande d’aide à s’adapter à un contexte différent, ou parfois à un même contexte auquel elle ne parvient plus à s’adapter. Cette adaptation qui est demandée, elle attend d’abord du praticien une adhésion aux évidences et aux implicites qui la sous-tendent. En un sens, la personne demande au praticien de considérer sa problématique comme étant seulement technique, et s’inscrit ainsi de fait dans un discours dont elle-même serait l’objet, un objet en défaut. Or sa parole fait entendre autre chose, elle fait entendre que quelque chose l’entrave, quelque chose sur quoi elle bute et qui l’arrête dans son mouvement de pensée sur les situations qu’elle vit. L’enjeu de l’accompagnement serait-il alors de créer pour la personne les conditions d’une parole de sujet sur les situations qu’elle rencontre, une parole qui pour cela soit à même de se démarquer du discours qui l’enserre ?

La parole pliée à une logique instrumentale

Car parler, au travail, cela ne va pas de soi. Parler, ce n’est pas seulement donner des informations, des indications, des ordres, même si c’est là l’usage de la parole qui prévaut dans les milieux professionnels. L’activité de travail a toujours impliqué un usage fonctionnel de la parole, nécessaire à la coopération entre les personnes, à la coordination de leurs actions, à la transmission de consignes, de conseils, de mises en garde. Mais depuis une trentaine d’années, les technologies de l’information ont généré de profondes mutations dans les façons de travailler, que ce soit dans des entreprises privées ou publiques, dans des associations ou pour des travailleurs indépendants. C’est l’ensemble du rapport au travail qui passe désormais par un usage de systèmes d’information articulés autour de procédures. La parole y est considérée comme l’un des moyens de transmettre des informations, mais un moyen moins moderne, par exemple, que celui de « l’écrit instantané » du message électronique que ses caractéristiques rendent plus compatible avec les systèmes d’information : stable, car il peut être consulté plusieurs fois et archivé ; fluide, car quelle que soit sa longueur, il atteint son destinataire en une fraction de seconde, que celui-ci soit disponible ou pas ; visuel, car la lecture sollicite la vue, sens qui prédomine sur l’ouïe, et le message peut être vu et parcouru en tous sens là où la parole se déroule suivant un fil. C’est ainsi que la parole se voit considérée comme un moyen d’information et de communication un peu désuet, dans des activités de travail centrées désormais sur des logiques de performance (Han, 2014). Ces logiques de performance s’appuient sur les différents vecteurs d’information, et à ce titre plient la parole à l’ordre d’un discours instrumental, de la même façon que l’exercice de certaines tâches imprime physiquement ses plis à l’usage du corps. Les plis ainsi inscrits dans la parole sont d’autant plus profonds que se raréfient, en milieu professionnel, les lieux et les conditions d’une parole autre, c’est-à-dire en un sens une parole dépliée. D’une instrumentalisation normale de la parole dans les contextes qui l’ont toujours exigée, nous sommes passés à l’absorption de la parole dans une logique d’information et de communication régie par des systèmes et des procédures. La modalité du discours, en tant qu’usage de la parole afin de produire un effet sur l’autre et d’en obtenir quelque chose, s’étend à ce qui reste de « parlé » dans les échanges d’information liés à l’activité de travail. Cette extension de l’emprise du discours sur leur propre usage de la parole plonge les personnes dans un désarroi souvent difficile pour elles à identifier, et que l’on pourrait appeler la perte d’accès à une parole pleine (Lacan, 1953).

Failles du discours et dire créatif

Tout être parlant use du langage dans la forme qu’est la langue, cette langue précise qu’il parle, et qu’il parle inévitablement de façon singulière. Une personne se laisse traverser par la langue, et lui donne en parlant, à cette langue, une forme qui, de par la situation dans laquelle cette parole s’énonce, fait signe de ce qu’il en est de sa singularité. Ainsi, sa façon de parler peut tout aussi bien faire entendre la prise sur elle d’un ou de plusieurs discours, ces discours dont la fonction est d’organiser la parole, de la structurer, de l’orienter afin qu’elle produise un effet sur d’autres personnes. Prise dans un discours, la parole fait signe avant tout de ce que c’est « de l’autre » qui parle par ce discours à travers la parole de l’un, dont à ce moment précis la dimension de sujet reste en retrait et, en un sens, s’absente. C’est en quelque sorte cette absence de la dimension de sujet que, dans la séance d’accompagnement, le praticien peut valider ou tout au contraire interroger. Il validera cette absence s’il répond à la demande d’adaptation, en consentant à se faire le prestataire de ce que le discours de la personne rabat sur une problématique technique. De même, il validera cette absence en se faisant sourd à ce que la parole de la personne fait entendre comme dissonance par rapport au discours qu’elle tient. En revanche, le praticien interrogera cette absence de la dimension de sujet en portant son attention sur ce qui, de la parole de la personne, se disjoint du discours qu’elle cherche à épouser. Car des interstices s’ouvrent inévitablement dans le déroulé du discours. C’est par ces interstices que cette absence du sujet se manifeste comme un retrait, un retrait qui tout à la fois témoigne de sa présence. C’est par ces interstices qu’un dire créatif peut se risquer en dehors des chemins balisés du discours. Un dire créatif surgit par une parole pleine, une parole qui, échappant à la personne qui parle, vient dire quelque chose qu’elle ne sait pas savoir ou qu’elle croit ignorer, un dire qui la surprend, ou que le plus souvent elle ne s’entend pas dire. Le praticien peut alors soutenir la personne dans ce qu’elle ignore venir chercher, alors même qu’elle l’a sollicité par une demande tout à fait normale, normée, prévisible, une demande d’aide face à une situation par rapport à laquelle elle se sent en défaut. Ce qu’elle ne demande pas – mais précisément ce n’est pas demandable –, c’est cela qu’elle vient chercher en l’ignorant, et dont elle fait signe au praticien : un lieu pour une parole pleine, une parole sans anticipation, sans calcul. Une parole sur ce qu’elle vit au travail et que le contexte de travail rend impossible.

Instituance, épiphanie

Venir en séance, c’est pour la personne entrer dans un espace-temps dont le praticien pose et tient les règles, dans une plus ou moins grande continuité langagière avec l’environnement professionnel de la personne. La façon dont le praticien la reçoit dans cet espace-temps, la façon dont il use lui-même de la parole pour poser le cadre de cet accompagnement, vont constituer pour la personne une expérience de « prendre place ». Repose alors sur le praticien la responsabilité de donner à cette personne une place qui ne lui interdise pas de parler, ou, plus exactement, une place qu’elle puisse occuper sans qu’un discours y soit attendu. Ce qui s’opère alors ainsi, c’est une forme « d’instituance » à une dimension de sujet, le praticien accordant à la personne non seulement une place, mais une place en tant qu’être parlant. Le praticien donne à cet espace-temps une valeur contenante (Winnicott, 1971) autorisant un jeu dans le rapport entre parole et discours, donnant du jeu à la parole qui peut ainsi, deci delà, se désaccoller du discours. C’est ainsi que peut émerger une parole pleine, et que la personne pourra reconnaître son dire tel que le praticien va s’autoriser à l’entendre, c’est-à-dire tel qu’il va l’autoriser à s’y risquer. Car c’est toujours un risque de parler, c’est toujours un risque de se laisser surprendre par ce qui ne peut plus alors ne pas se dire, et qui expose la personne dans sa dimension de sujet. Cette épiphanie du dire ouvre alors pour la personne la possibilité d’un rapport singulier aux situations qui l’arrêtaient et l’ont conduite à solliciter un accompagnement. Dans ces ouvertures que crée la parole pleine, soutenue par le praticien, la personne peut alors questionner son travail « au pied de la lettre de son dire », un dire créateur des conditions de possibilité d’une pensée sur ces situations. Dans ces conditions, l’accompagnement professionnel n’est pas dépourvu d’une dimension clinique : une clinique du sujet au travail, une clinique de l’être parlant, cet être « parlant et pensant » tel qu’il est mis en porte à faux, en milieu professionnel, par l’emprise du discours de la performance.


Bibliographie
Han, B-C, Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, 2014
Lacan, J ., Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953
Winnicott, D, Jeu et réalité, 1971

Vidéo de l’exposé présenté dans le cadre du Symposium de la SFCoach qui a eu lieu en visioconférence en janvier 2022.

La position de non-sachant, clef de voûte d’un savoir-faire de coach.

 

Vidéo du dialogue avec Éric Hamraoui, maître de conférences HDR en philosophie au Cnam, dans le cadre des Journées d’Études du Master CIDC COBI en février 2021. 

La philosophie, une ressource pour la médiation

 

 

Vidéo de l’exposé présenté dans le cadre du Symposium de la SFCoach qui a eu lieu en visioconférence en janvier 2021.

Les ressources de la présence en séance.