Temps, lieu, tiers, conditions d’une parole dialectique au travail

Texte issu de la communication présentée au 6ème Congrès de la Société internationale d’ergologie à Toulouse en juin 2023 sur le thème « Changer le travail dans le monde d’aujourd’hui ».

Temps, lieu, tiers, conditions d’une parole dialectique au travail : penser l’accompagnement professionnel avec la médiation singulière.

1/ Introduction

J’ai articulé cette communication autour d’un rapprochement un peu inhabituel entre deux termes, parole dialectique, avec la précision suivante, qui est d’importance : au travail. Au travail, donc, car je forme l’hypothèse qu’aucun changement du travail, je parle du travail vivant, n’est possible sans aborder la question suivante : est-il inévitable et sans recours que toute parole, voire toute la parole, d’une personne au travail soit inévitablement happée par l’ordre d’un discours ?

J’utilise ici ce terme de discours pour indiquer une mise en ordre de la parole, le discours mettant la parole dans un certain ordre, ordonnant la parole. Aujourd’hui cela semble aller de soi que la parole soit, au travail, largement ordonnée par un discours. Le discours, au sens où le précise Foucault, se préoccupe d’atteindre, d’obtenir, d’établir quelque chose par le langage qui se voit ainsi inscrit dans une logique d’ordre. Le discours pose ses lignes de guidage, pose la langue sur des rails, use de la parole comme d’un instrument dans des logiques de pouvoir.

Si tel est bien le cas, quels sont les effets d’une telle absorption sans recours de la parole par le discours ? Effets pour les personnes qui travaillent, effets pour les collectifs de travail, effets pour les organisations. Mais aussi, effets pour l’activité de penser ?

Et enfin, quelles seraient alors les conditions pour extraire, oserai-je dire émanciper, la parole du discours ?

2/ D’où je parle ?

Cette question prend forme à partir d’une expérience clinique qui est celle de la médiation singulière. La médiation singulière est une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 au Cnam de Paris, par Dominique Lecoq, qui y était alors enseignant-chercheur et est par ailleurs psychanalyste. Cette pratique est enseignée au Cnam depuis lors.

La médiation singulière considère le travail en tant que topos de l’être parlant, et fait donc place en séance à la dimension d’être parlant au travail, et plus précisément encore d’être parlant de son au travail. La médiation singulière ne s’intéresse donc pas au travail de la personne en tant que tel, mais à la personne dans sa dimension d’être parlant, en tant que ce dont elle parle, c’est de son au travail : rapport au travail, place au travail, souffrance au travail, etc.

Ce qui se fait tout d’abord entendre dans les séances, c’est une saturation de la parole par le discours qui prévaut dans le milieu professionnel de la personne, discours qui peut s’entendre comme une déclinaison topique d’un discours généralisé de la performance, non pas comme imposé de l’extérieur ou d’en haut, mais s’imposant dans le discours même de la personne. Un discours plastique, fluide, extensible, enveloppant, qui phagocyte a priori toute énonciation possiblement dissonante, comme Byung-Chul Han l’identifie dans ses travaux.

En médiation singulière, la personne a place en tant que parlante, c’est-à-dire en tant que c’est sa façon singulière d’user du langage qui lui donne place et la relie à ce qu’entrave l’ordre du discours, à savoir la fonction instituante du langage.

3/ Parole dialectique, parole pensante

Une expérience du travail est toujours singulière. Elle ne pourra faire l’objet d’une élaboration que dès lors qu’elle se pense, non pas du point de vue général, abstrait, surplombant, mais en première personne.

Que s’agit-il de penser, lorsque ça fait question ou lorsque ça fait problème, sinon le rapport qu’il y a pour une personne entre expérience et réalité ? Le travail s’effectue dans ce que l’on peut appeler la réalité. Cette réalité est toujours commune, et c’est pourquoi elle peut faire l’objet de désaccord. Lorsque une personne s’exprime depuis une réalité non commune, on appelle ça un délire. Donc il y a bien un commun de la réalité suffisamment commun pour que l’on puisse faire quelque chose ensemble. Lorsqu’une personne peut sans difficulté intégrer son expérience – ses affects, ses émotions, ses ressentis – dans ce qu’elle appelle la réalité, alors « ça va ». « Ça ne va pas » vient indiquer qu’il y a une disjonction entre l’expérience et la réalité.

La tentative alors d’élaborer sur ce hiatus entre expérience et réalité ne sera féconde que dès lors qu’elle peut se penser en première personne, et qu’une parole pensante pourra prendre forme, ce qui ne va pas de soi. Car cela implique de sortir de la croyance en une simple équivalence entre parole et pensée, où la parole exprimerait une pensée préexistante, où la pensée serait de la parole non encore dite. Ce n’est pas parce que ça va parler et que des choses seront dites que cette parole pourra pour autant mettre en mouvement un processus de pensée.

Et ce d’autant plus si s’impose ou tente de s’imposer une pensée non parlée, une pensée fixée, écrite, ne faisant pas l’objet d’une élaboration par la parole, par une parole mise en jeu avec l’autre.

Ce qui fait question ou problème pour une personne dans son expérience du travail ne pourra être pensé que singulièrement, c’est-à-dire par la possibilité que sa parole se décolle du discours et qu’il devienne possible pour elle de parler en première personne, d’adresser sa parole dans ce mouvement vers l’autre par lequel se forme une pensée (Lyotard).

4/ Lieu, temps, tiers

Condition de lieu : Un lieu en tant qu’il rend possible l’expérience d’un être là en tant que parlant, d’un être quelque part, dans un lieu situé dans un écart suffisant avec les circulations usuelles de l’ordre des discours. Un lieu suffisamment à l’écart et suffisamment proche. Un lieu qui soit dans un rapport de contiguïté-discontinuité, notion que l’on trouve dans un texte de Guattari. Une contiguïté qui donne accès ; une discontinuité qui fait différence. Le lieu ainsi diffère suffisamment pour que la continuité du discours avec lequel la personne arrive, discours qui va de soi dans son milieu professionnel, puisse ici dérailler et que la personne s’y sente autorisée à dire autre chose que ce qu’elle sait déjà savoir.

Condition de temps : Lyotard disait de l’activité de penser qu’elle a pour défaut, à l’heure où le succès consiste à gagner du temps, d’en faire perdre. La parole pensante exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques (Byung-Chul Han) d’un accès sans délai à tout et partout. La parole pensante est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui diffère, c’est-à-dire, au sens de Derrida, qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Car la pensée advient dans l’acceptation du différant, au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, des objections. Qui en prend le risque.

Condition de tiers : Un tiers suffisamment tiers pour garantir une place à qui parle en tant qu’il parle en première personne dès lors qu’il s’y risque. Car toujours risque il y a, de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. D’où l’importance d’un lieu et d’un temps pour abriter ce risque du différant. Lieu et temps en tant qu’écart avec l’espace commun, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers qui, à ce titre, s’abstient de tout discours, y compris celui de savoir quelque chose pour l’autre. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi et qui exige d’être averti de ce que le discours de la performance opère comme travail de sape des conditions élémentaires parce qu’instituantes de la parole. Sans quoi, le tiers sera insuffisamment tiers pour tenir, et se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

5/ Ouvertures

Pour finir, quelques points se proposant de faire ouverture quant à la dynamique possible entre accompagnement et changement.

L’interposition du langage par la parole en première personne permet de mettre en relation active le plan de l’expérience et le plan de la réalité, qui sont alors en relation sans jointer. Ce qui se relie sans jointer sollicite une forme de créativité qui permet de sortir d’un dualisme insupportable entre : jointer, adhérer, c’est bien, ça fonctionne ; ou : ça ne jointe pas, ça échoue, ça dysfonctionne, ça disqualifie.

Donner des bords permet à la parole de jouer : jouer avec les bords, entre les bords, avec les discours, entre les discours. Si ça peut jouer, alors parler joue son rôle instituant car parler, ici dans le sens de dire, prend valeur d’un agir institué. Dire devient acte de parole, dire fait acte de présence en tant que parlant. Cet acte se met en jeu avec l’autre auquel est prêtée une semblable possibilité.

Le au travail est cette expérience chaque fois singulière de ce que le travail permet ou pas, permet plus ou moins, à une personne d’habiter sa dimension d’être parlant, institué parlant, dans un rapport à l’autre, dans un rapport avec l’autre autour d’un faire, un faire qui avec l’autre en tant que parlant, prend une dimension micropolitique, celle d’une préoccupation très actuelle : faire monde.

Bibliographie

Derrida, J. (1967). L’écriture et la différence. Paris : Seuil.
Foucault, M. (1971). L’ordre du discours. Paris : Gallimard.
Guattari, F. (2004). Microphysique des pouvoirs, micropolitique des désirs.
Dans Chimères, Revue des schizoanalyses, n°54. Michel Foucault : Généalogie, esthétique, contrôle. pp. 73-83.
Han, B-C. (2016) Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir. Strasbourg : Circé.
Lecoq, D. Corpus de conférences enregistrées 2014-2023. www.premis.org
Lyotard, J.-F. (1986). Le Postmoderne expliqué aux enfants. Paris : Galilée.
Lyotard, J.-F. (2012). Pourquoi philosopher ?. Paris : PUF.