La désadaptation comme ferment de créativité du sujet au travail

Texte issu de la communication présentée au 22ème Congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française à Montréal du 17 au 21 juillet 2023.

La désadaptation comme ferment de créativité du sujet au travail.
Penser le rapport adaptation-désadaptation avec le philosophe Paul Ricœur

Introduction

Dans cette communication, je vais essayer d’interroger un point qui apparaît comme structurant dans le discours actuel du travail et sur le travail, y compris donc les discours de l’accompagnement professionnel. Ce point, c’est la compatibilité implicite entre adaptation et créativité.

La créativité serait selon ce discours un supplément à l’adaptation, un supplément dont la personne performante au travail ferait l’apport tout en restant dans le cadre des procédures instituées auxquelles elle se serait parfaitement adaptée. C’est-à-dire qu’il est attendu des personnes qu’elles s’adaptent au travail tel qu’il est – c’est-à-dire tel qu’il a furieusement muté ces quarante dernières années – et qu’en plus elles y soient créatives. Et il est demandé aux praticiens d’accompagnement professionnel de restaurer cet équilibre lorsqu’il se perd. À côté des situations manifestes de souffrance au travail, de nombreuses demandes d’accompagnement professionnel sont formulées « positivement » comme des demandes à mieux s’adapter, à acquérir de nouvelles compétences, au rang desquelles se trouverait la créativité.

Je vais essayer dans cette présentation d’interroger cette évidence, de la remettre en question, tout en repérant ce qu’elle concourt à occulter, – qu’en tout cas elle rend difficile à appréhender – et que j’appellerai la position de sujet de la personne au travail. Pour cela, je m’appuierai tout d’abord sur un texte du philosophe Paul Ricœur, puis je ferai référence à la pratique d’accompagnement dite de médiation singulière. Enfin, je poserai quelques repères de ce que j’appelle une tiercéité opérative telle qu’elle permet à un dispositif d’accompagnement d’activer chez les personnes accompagnées une créativité appuyée sur le jeu adaptation-désadaptation.

I / Désadaptation et position de sujet

Ce qui s’exprime en termes positifs dans une demande d’accompagnement professionnel fait signe d’une position que la personne occupe dans sa propre demande, et qui est une position d’objet : un objet à augmenter, à renforcer, à perfectionner. La personne inscrit ainsi sa demande auprès du praticien dans l’ordre d’un discours implicite, un discours qui pour elle va de soi, le discours de la performance, un discours qui pousse les personnes à se saisir d’elles-mêmes dans une chosification performative de soi. Dans leur activité, mais aussi dans leur demande faite aux praticiens, ces personnes se situent en position d’objet, d’objet en défaut, d’objet à réparer, d’objet à remettre en ordre de marche.

Paul Ricœur est un philosophe français né en 1913 et mort en 2005. Il laisse une œuvre importante, en dialogue permanent avec les sciences humaines et sociales, qui s’inscrit dans les courants de la phénoménologie mais aussi de l’herméneutique, et qui questionne notamment la notion de subjectivité. Dans un texte paru en 1955, Travail et parole, Paul Ricœur se demande « si la condition technologique du travail moderne ne fait pas apparaître, par-delà les aliénations sociales, une misère du travail qui tient à sa fonction objectivante ».

Une fonction objectivante qui conduit les personnes à se perdre « dans le geste dénué de sens, dans l’activité au sens propre insignifiante, parce que sans horizon ». Pour Ricœur, cette évolution objectivante conduit à une perte de soi qui se traduit par « une sorte d’ennui qui lentement fait la relève de la souffrance dans l’exécution du travail, comme si la peine de l’objectivation se réincarnait plus subtilement dans une sorte de mal psychique, inhérent au morcellement et à la répétition du travail moderne ».

C’est ici que Ricœur met en évidence l’importance de la parole pour « contre-battre l’exigence d’objectivation ». Car, écrit-il « être homme, c’est non seulement faire du fini, c’est aussi comprendre l’ensemble, et ainsi se porter vers cette autre limite, inverse du geste dénué de sens, vers l’horizon de totalité de l’existence humaine que j’appelle monde ou être ».

Si la parole peut, selon lui, contre-battre l’exigence d’objectivation, c’est dans le sens d’un acte de parole comme « signifiant l’ensemble, comme volonté de comprendre par le tout ». La parole participe de ce que Paul Ricœur appelle la « fonction des humanités », ou encore « la culture » qui, je cite « désadapte l’homme, le tient prêt pour l’ouvert, pour le lointain, pour l’autre, pour le tout ». Et qui contribue à la quête de ce qu’il appelle « le juste mais difficile équilibre entre l’exigence d’objectivation – c’est à dire d’adaptation – et l’exigence de réflexion et de désadaptation ».

Ce qui tient « l’homme debout », dit Ricœur, c’est donc l’engagement de la parole dans un processus de désadaptation, une parole qui vise à produire une réflexion, en se désadaptant des discours qui la conditionnent, des discours qui tentent de l’ordonner. Cet homme debout, il est en position de sujet, de sujet de la parole, s’autorisant d’une pensée sur les situations qu’il rencontre au travail, sur les questions que le travail lui pose. En position de sujet, il s’autorise d’un dire autrement, il se tient « prêt pour l’ouvert », selon les termes de Ricœur.

II / Mouvement de parole en médiation singulière

Je vais présenter une situation clinique dans la pratique d’accompagnement dite de médiation singulière. La médiation singulière est une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 au Cnam de Paris, par Dominique Lecoq, qui y était alors enseignant-chercheur et est par ailleurs psychanalyste. Cette pratique est enseignée au Cnam depuis lors, et c’est sur ma propre pratique de médiation singulière que s’appuie la recherche doctorale en philosophie que je mène actuellement.

En médiation singulière, le travail est considéré en tant que topos de l’être parlant, et la séance se veut le lieu d’une articulation singulière entre travail et parole, pour reprendre la terminologie de Ricœur. Ce qui se fait tout d’abord entendre dans les séances, c’est une sorte de saturation de la parole par le discours qui prévaut dans le milieu professionnel de la personne, discours qui phagocyte a priori toute énonciation possiblement dissonante. Ce qui est visé en séance, c’est à créer les conditions d’un usage singulier de la parole par la personne prenant alors une position de sujet.

Je vais évoquer le mouvement de parole effectué par une personne, Madame J, dans le cadre d’un accompagnement en 10 séances sur 10 mois. Madame F, 50 ans,  est directrice administrative d’une agence d’architectes, où elle est en poste depuis 22 ans. Elle m’a sollicité à un moment où elle voulait quitter son entreprise, disant « ne pas se reconnaître pas dans son travail, vouloir faire autre chose, mais ne sachant pas ce qu’elle aimerait faire ». Je vais simplement vous donner lecture de certaines de ses paroles prises en note durant les dix séances. Vous entendrez comment ça bouge dans sa parole, au fil des mois. Comment ça travaille pour elle. La parole en séance rend possible une série de déplacements qui ont lieu dans ses lieux de travail et de vie.

[…]

III / Une tiercéité opérative

Que fait-il, le praticien en séance ? Avant tout, rien qui concerne la demande de la personne. Pas d’aide, pas d’attente, pas de conseil. Et puis également pas de demande. Le praticien n’attend rien de la personne, ne lui demande rien. Il travaille à créer les conditions d’une parole. Il se fait garant d’une véritable place pour la personne qui s’autorise à y prendre une position de sujet. C’est ce que j’appelle une tiercéité opérative, reposant sur trois conditions principales.

Condition de lieu : Un lieu en tant qu’il rend possible l’expérience pour la personne d’un être là en tant que parlant, d’un être quelque part, pas n’importe où, pas entre deux portes. Un lieu dédié, suffisamment à l’écart et suffisamment proche. Un lieu qui soit dans un rapport de contiguïté-discontinuité. Une contiguïté qui donne accès ; une discontinuité qui fait différence. Le lieu ainsi diffère suffisamment pour que la continuité du discours avec lequel la personne arrive, discours qui va de soi pour elle, puisse ici dérailler et que la personne s’y sente autorisée à dire autre chose que ce qu’elle sait déjà savoir.

Condition de temps : La parole pensante, la parole engagée dans « l’exigence de réflexion et de désadaptation », selon les termes de Ricœur, exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques d’un accès sans délai à tout et partout. La parole pensante est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Car la pensée advient au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, des objections. Qui en prend le risque.

Condition de tiers : Un tiers suffisamment tiers pour garantir une place à qui parle en tant qu’il parle dès lors qu’il s’y risque. Car toujours risque il y a : de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. D’où l’importance d’un lieu et d’un temps pour abriter ce risque. Lieu et temps en tant qu’écart avec l’espace commun, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers qui, à ce titre, s’abstient de tout discours, y compris celui de savoir quelque chose pour l’autre. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi. Sans quoi, le tiers insuffisamment tiers se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

Conclusion

Et alors la créativité ? Mais de quelle créativité est-il question ?

Si la créativité ne passe pas par la désadaptation, elle ne sera qu’un niveau supplémentaire d’objectivation de la ressource que la personne est à elle-même dans une effectuation performante de sa tâche. Une objectivation de soi qui va mener à court ou moyen terme à la formation de symptômes qui peuvent être très coûteux en terme de santé physique ou psychique, donc pour la personne mais aussi pour la collectivité. Les demandes d’accompagnement sont l’occasion d’un travail de prévention, de désamorçage des emprises auxquelles le discours de la performance soumet la parole des personnes qui le plus souvent ne cherchent qu’à bien faire leur travail. Leur demande à être accompagnée sont des signes à entendre. Pour cela, encore faut-il que les accompagnants s’autorisent à tenir une position difficile, différentielle, qu’ils acceptent de se faire les représentants de cet « horizon de totalité de l’existence humaine » que le travail actuel méconnaît, et que Paul Ricœur appelle « monde ou être ».