Discours de la performance, destitution langagière

Texte issu de la communication présentée au Colloque international « Les crises au quotidien » organisé par l’Université d’Oran 2 les 25 et 26 septembre 2023.

Discours de la performance, destitution langagière : la crise mutique de l’être parlant dans le travail actuel

Introduction : Problématique, cadre théorique, méthodologie

Les personnes reçues dans des dispositifs d’accompagnement professionnel apportent des demandes souvent confuses. Leur demande tente d’imposer un cadre langagier implicite qui se donne comme non questionnable et qui concerne l’optique dans laquelle les activités de travail semblent devoir, selon elles, inévitablement s’inscrire. Le lien entre l’omniprésence de ce discours d’un nouveau type, le discours de la performance, et une certaine forme de destitution langagière de l’être parlant au travail est un des axes de ma recherche doctorale en cours.

Cette recherche s’appuie sur une expérience clinique de la médiation singulière, une pratique d’accompagnement professionnel fondée dans les années 2000 par Dominique Lecoq au Conservatoire national des arts et métiers, où elle est enseignée depuis lors. Les questions que soulève cette expérience clinique et que, tout à la fois, elle saisit, constituent un terrain, un terrain dont le choix est fait de le questionner et de l’interroger en dialogue avec la philosophie contemporaine dans les champs politiques, phénoménologiques et linguistiques, notamment. En effet, cette expérience clinique atypique qu’est la médiation singulière fait des séances un observatoire du fait langagier dans le monde du travail actuel.

Je forme l’hypothèse que c’est la dimension d’être parlant, dimension fondatrice de l’humain, qui se voit aujourd’hui soumise au travail à de sourdes injonctions, à un traitement qui insidieusement, au jour le jour, l’affecte au plus profond de ce qui le fonde, avec des conséquences tangibles sur le plan du politique et sur le plan du psychique.

Le discours de la performance touche aux structures langagières

Le discours de la performance a ceci de nouveau qu’il s’insinue dans l’ordre langagier le plus souvent à l’insu de la personne qui parle. Si c’est le propre de tout discours que de tapisser le discours qu’une personne peut considérer comme sien, celui-ci se différencie en cela qu’il s’insinue dans la structure même du langage, et ce en opérant de plusieurs manières.

Tout d’abord, le discours de la performance apparaît dans une dimension classiquement jargonnante qui l’apparente à tout discours professionnel ou technique, en déroulant des séries de termes chargés d’un sens et d’une valeur implicites. Ce discours inclut celles et ceux qui en usent dans le cercle plus ou moins clairement délimité de ses locuteurs. Parler signifie alors manipuler ces termes de façon non seulement à se faire reconnaître comme sachant de ce qu’ils signifient, mais aussi, en souscrivant à cette langue technico-opératoire, de pouvoir prendre place dans le cercle exclusif de ses usagers.

Le discours de la performance se fait ainsi entendre de façon localisée dans les différents secteurs dans lesquels telle ou telle langue technico-opératoire s’en fait porteuse, s’en fait l’écho. Le discours de la performance apparaît sous de multiples costumes, de multiples masques. Il s’adapte aux usages langagiers des différentes scènes professionnelles auxquelles il semble, de prime abord, apporter sa touche sous la forme de ses néologismes, régulièrement repérés comme indices d’une certaine novlangue managériale.

Le discours de la performance ne se limite pas à la somme de ses variations plus ou moins inscrites dans des pratiques de métier, variations plus ou moins exotiques, plus ou moins typologisées par l’air du temps et ses tendances. Le discours de la performance agit dans la structure-même de ces différentes formes topiques, c’est-à-dire au plan de la grammaire. Moins qu’une affaire de substantifs – quel que soit leur défaut effectif de substance –, le discours de la performance affecte la façon dont se compose et s’articule la phrase.

Or c’est par l’articulation de la phrase que la personne qui parle fait signe de sa pensée. Parce qu’il affecte la grammaire, le discours de la performance conditionne la pensée. La pensée ici est à entendre comme ce dont fait signe l’acte de parler d’un sujet de la parole s’engageant singulièrement dans la dimension langagière. C’est-à-dire s’engageant en son nom, dans une adresse à l’autre, concernant le monde commun.

Articuler sa parole afin de dire quelque chose de ce qui se passe ou ne se passe pas, cela implique un certain risque, le risque consubstantiel de la parole en tant qu’acte. Car parler a valeur d’acte dès lors que la personne qui parle engage dans son dire sa singularité, une singularité qui ne peut que se faire entendre dès lors qu’est pris le risque de dire. Il y a risque parce que parler expose cette singularité par le dire adressé. Quelque chose se fait entendre que la personne ne contrôle pas. « Dès que je suis entendu, écrit Derrida, dès que je m’entends, le je qui s’entend, qui m’entend devient le je qui parle et prend la parole, sans jamais la lui couper, à celui qui croit parler et être entendu en son nom » (1967, p. 265). Quelque chose s’énonce au fil du dire, c’est-à-dire au fil de la parole habitée de l’être parlant dans sa dimension de sujet.

Cette parole qui expose, qui engage, voilà ce dont le discours de la performance fabrique l’oubli, proliférant sur cet oubli, oubli de ce que parler veut dire. Le discours de la performance sape les bases d’une parole faisant place à l’autre dans le risque de dire. Le discours de la performance sabote les points d’appui d’une parole de sujet, d’une parole de sujet institué parlant, en tant que cette parole se fait pensante de ce qui, du monde, ici et maintenant, fait question. De ce qui fait situation à penser. De ce qui, dans l’espace commun tel que le travail l’aménage et l’organise, fait situation.

Les situations de travail sont opacifiées par l’écran du projet

Penser les situations passe par un effort d’analyse de ce qui les constitue, et pour cela par la possibilité de les appréhender. Cette appréhension d’une situation exige de la personne qui s’efforce de la penser un écart suffisant pour tenter de l’objectiver. Or le discours de la performance interpose entre une personne qui travaille et ce sur quoi porte son travail une notion qui fait écran : la notion de projet. Le projet fait écran à plusieurs titres.

Premièrement, le projet est une image. Le projet est l’image d’un objet futur, image s’accompagnant de cotes, sinon de cotations : toujours de chiffres. Le projet est image, une image du résultat visé s’assortissant de chiffres. Le projet est ce par quoi s’ancre la performance dans le travail au quotidien, en y insérant des images et des chiffres qui s’interposent entre les personnes et les situations. Le travail de la personne qui travaille porte sur des objets et des situations qui sont occultées par ce qui s’interpose et fait écran. Cet écran renvoie une image possiblement vue comme reflet de la performance.

Deuxièmement : le projet verrouille le futur au présent. Le projet se présente comme extension du présent, comme continuation du présent. Le futur est ainsi limité, cadré par le présent, ou plutôt par une certaine vision du présent en tant qu’il pose et impose ses conditions à tout futur projetable.

Troisièmement, le projet substitue l’objectif à l’objet, l’objectif pouvant être individualisé là où le travail porte sur des objets communs. C’est-à-dire que la performance individualise l’évaluation, et convertit toute situation qui fait question en problème qui va affecter le résultat visé.

L’écran du projet génère des boucles, par accouplement de l’image et des chiffres, des boucles qui se superposent, s’empilent et produisent un reflet augmenté de lui-même. Ce qui fait situation, c’est-à-dire arrêt, difficulté, problème n’est alors visible que comme une vague lueur clignotante à travers l’écran qui l’occulte. Un clignotement qu’il est commun de lire comme celui d’une diode sur un tableau de bord : indiquant un dysfonctionnement. Quelque chose dysfonctionne qu’il conviendrait au plus vite de réparer. Mais quoi ? Où ? La situation est étrangement mise hors d’atteinte par l’écran du projet. Écran sur lequel se projettent les données attestant de la validité des procédures entreprises, produisant à tout instant des éléments d’évaluation appropriables, sur lesquels vient faire tâche le clignotement d’un phénomène qui reste insaisissable, et produit un malaise inconvenant.

La performance puise dans la personne qui s’y prête le combustible cognitif d’un fonctionnement dont l’échelle devient celle à laquelle la personne va être invitée à considérer l’effet de ses efforts. Cela la déborde de toutes parts. D’un côté, il y aurait, quelque part, des effets sur des plans éloignés dont ne parviennent que des images et des chiffres pour en juger. D’un autre côté, il y a bel et bien des approvisionnements qui s’effectuent, à son insu, à même la vie de la personne qui travaille, et qui consent au malaise qu’ils induisent au nom de l’élargissement miroitant dans les images et les chiffres vécus imaginairement comme extension de soi. Un processus ainsi décrit par Han (2016) : « La technique de pouvoir du régime néolibéral prend une forme raffinée, subtile, insinuante, et échappe à toute visibilité. Ici, le sujet asservi ne se doute même pas de son asservissement. La structure de la domination lui reste cachée. Il s’imagine ainsi être libre. Le pouvoir disciplinaire est inefficace lorsqu’au prix d’une grande dépenses d’énergie, il impose aux gens par la violence un carcan d’injonctions et d’interdictions. Bien plus efficace est la technique de pouvoir qui fait en sorte que les gens se soumettent d’eux-mêmes à la domination. Elle veut stimuler, motiver, optimiser, et non inhiber ou soumettre. » (p. 26)

La personne qui travaille se heurte au quotidien à ce qu’elle ressent, pressent, éprouve, et qui ne trouve pas les mots pour se dire. Car pour le dire, un certain nombre de conditions font défaut. Le discours de la performance, en imposant sa loi grammaticale, rend impossible l’articulation de signifiants par les opérateurs langagiers nécessaires au maniement de la négativité et de la complexité. Le discours positif imprime son calque, son template langagier, dans lequel la parole adressée au travail et sur le travail, doit se mouler. Les situations imparlables restent impensables. L’être parlant en reste interdit.

Temps, lieu, tiers : conditions d’une parole pensante

Sourd malaise, crise mutique : est-il encore possible de parler au travail, du travail ? Là où le discours de la performance s’emploie à nourrir l’imaginaire de l’individu, en multipliant les écrans censés donner la mesure des résultats, en nourrissant les effets d’optique générant un appétit d’infini, la dimension d’être parlant se dérobe. C’est du langage lui-même dont les personnes se voient destituées. Il manque des mots aux situations bien réelles qu’elles vivent, et il manque surtout les conditions pour articuler ces mots, qui permettraient ainsi d’en penser quelque chose.

En cela, le discours de la performance use et abuse des nouveaux modes d’organisation du travail, qui se développent au nom-même de ce discours par une exploitation univoque des technologies numériques qui s’en font les vecteurs invasifs. Les procédures s’appuyant sur ces technologies constituent désormais l’infrastructure de la plupart des pratiques professionnelles, une infrastructure qui restreint, voire empêche, les conditions de possibilité d’une parole pensante au travail. Car ce que fait oublier le discours de la performance, c’est que parler ne se réduit pas à un échange d’informations. Que l’acte de parler nécessite des conditions empiriques, sans lesquelles s’obtient au mieux un jeu d’émission et de réception de messages brefs, et prétendument factuels.

Parmi ces conditions, il y a le lieu. Un lieu n’est pas simplement un espace, mais se caractérise par la possibilité de son habitation. Parler en tant qu’acte passe par l’habitation d’un lieu dans lequel un être parlant fait l’expérience qu’il peut être là en tant que parlant. L’acte de parler présuppose l’inconditionnalité de la place de parlant. Dans ce lieu, l’être parlant a place et peut prendre place en tant qu’ayant corps. Être là, en ce lieu, en tant qu’ayant corps, donne du poids à la parole adressée, s’adressant à un ou plusieurs autres reconnus comme y ayant aussi place inconditionnelle d’être(s) parlant(s).

Ce poids de la parole adressée en ce lieu aux autres qui y ont place tient à ce que des marques singularisent ce corps, marques d’une histoire, empreintes laissées par des épreuves, faisant fond d’où ça parle, faisant fond d’où quelqu’un s’adresse. Qu’il soit possible d’habiter ce lieu en tant que parlant suppose qu’il se situe dans un certain écart avec les espaces sociaux du travail, espaces régis, sinon régimentés par l’ordre des discours, dont celui, si difficile à désarmer, de la performance. L’écart d’un lieu pour dire, un écart qui n’exclue pas la proximité, possiblement la contiguïté avec les espaces communs et usuels, cela peut s’instituer, se poser comme condition préalable à la tentative d’aborder les situations qui questionnent, dans un à-côté légèrement décalé, légèrement à l’écart.

Lyotard (2012) disait de l’activité de penser qu’elle a pour défaut, à l’heure où le succès consiste à gagner du temps, d’en faire perdre. La parole pensante exige un temps car elle n’opère pas dans l’immédiat. L’immédiat est cette illusion, puissamment soutenue par les technologies numériques, d’un accès sans délai à toute information. C’est le miracle des moteurs de recherche qui en des temps extrêmement brefs nous donnent accès à des informations en quelque sorte toujours disponibles, toujours à portée de main. C’est l’étonnement de voir et d’entendre si bien une personne actuellement à l’autre bout du monde par le truchement de la machinerie des réseaux. Cette abolition apparente des distances et des matérialités – les documents numérisés doivent bien être in fine stockés quelque part, dans des machines qui occupent un certain volume et qui consomment de l’électricité –, rabat sans cesse sur de l’objet : avoir un document, une information ; avoir un échange, un call.

Cette immédiateté pousse du côté des images et des chiffres. Une image se saisit en un coup d’œil – même si cette saisie ne permet pas de vraiment voir –, et des chiffres se lisent sans interprétation – en première lecture seulement, car il s’agit dans un second temps d’inscrire ces chiffres dans le contexte de leur établissement de façon à pouvoir les interpréter –. L’image et le chiffre fournissent immédiatement un objet à saisir. La parole pensante, cette activité langagière sans laquelle aucune pensée ne prend forme – hors l’écriture, mais qui pour cela est encore moins immédiate – est précisément médiate : elle consent à passer par le langage qui diffère, qui impose le délai du différé et tout à la fois l’écart de la différence. Une parole pensante dont Lyotard (2012/1964) écrit : « Penser, c’est-à-dire parler, est peut-être tout entier dans cette inconfortable situation d’avoir à prêter l’oreille au sens chuchoté afin de ne pas le travestir et de devoir pour tout le convertir dans un discours articulé s’il on ne veut pas qu’il s’égare. […] Notre expérience d’une parole vivante n’est pas celle de la récitation d’un discours préfabriqué. Elle est celle d’une mise au point sur l’interlocuteur, sur les questions qu’il lance vers nous et qu’il nous oblige à lancer vers ce que nous pensions, vers notre propre message, ou ce que nous croyions être tel.» (p. 72-73)

Il y aura du différé et du différent sans lesquels aucune pensée ne peut advenir. Car la pensée advient dans l’acceptation du différant, au risque d’une certaine errance. Au prix de l’écart qui prend du temps, qui passe par des détours, qui rencontre des impasses, qui tâtonne. Qui se confronte à des objections, des différends. Qui en prend le risque.

Car risque il y a à parler : celui de faire entendre des contradictions, de se heurter à des incompréhensions. Le risque de s’exposer dans une parole qui dépasse, qui échappe. D’où l’importance d’un lieu pour abriter ce risque. D’où l’importance tout autant d’un temps qui autorise le délai, qui consent à ce que ça diffère. Lieu et temps en tant qu’écart avec les flux usuels d’informations, avec l’espace commun régi par l’ordre des discours, cela appelle un tiers, un tiers qui soit à même de les instituer, de s’en faire le garant. Un tiers à même de tenir une position qui ne va pas de soi. Ce tiers ne tiendra que s’il est averti de ce que le discours de la performance opère comme travail de sape des conditions élémentaires de la parole. Sans cela, le tiers sera insuffisamment tiers pour tenir, il cèdera aux sirènes imagées et chiffrées de la performance, il y succombera. Il se fera, quelles que soient ses intentions, le bras droit d’un certain ordre.

C’est là l’enseignement de la médiation singulière en tant qu’approche clinique de l’être parlant pris, dans le travail actuel, dans les rets du discours de la performance. Ce discours phagocyte l’être parlant qui se replie sur des positions défensives se caractérisant par une alternance entre des phases mutiques et des moments de plaintes plus ou moins vociférantes. Car ce phagocytage obstrue toute prise possible sur le monde. Fischbach (2011) parle d’une privation de monde : « Il n’y a pas d’autre mode d’advenue de l’existence humaine dans le monde que dans et par le travail, et que c’est par le travail que les hommes temporalisent leur existence individuelle et historicisent leur existence collective » (p. 129). Le monde commence ici et maintenant, dans un quotidien dont les situations sont rendues inaccessibles à la parole pensante. Il est possible d’entendre dans cette alternance entre mutisme et vocifération un appel à rouvrir des conditions de parole, à rouvrir la parole à une pensée sur le monde.

 

Bibliographie
Jacques Derrida, 1967, L’écriture et la différence, Paris, Seuil.
Franck Fischbach, 2011, La privation de monde, Paris, Vrin.
Byung-Chul Han, 2016, Psychopolitique, Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, Strasbourg, Circé.
Jean-François Lyotard, 2012 / 1964, Pourquoi philosopher ?, Paris, PUF.