Corps et âme

À l’époque romaine, le mot limes désignait le chemin bordant un domaine, la lisière, la frontière.

C’est une trace qui fait sens, qui prend valeur symbolique.

Elle permet de différencier des espaces, l’intérieur de l’extérieur, et ainsi de discerner des lieux et des places.

Cela peut paraître anecdotique, mais c’est au tournant du XXIème siècle que l’usage du mot illimité s’est généralisé.

Certes, il ne s’agissait au départ que d’un discours commercial portant sur les forfaits téléphoniques et l’accès à internet.

Mais peut-être sa banalisation est-elle symptomatique d’une mutation dans la façon de penser la fonction des limites.

L’illimité laisse entendre un affranchissement possible des contraintes, et de la frustration qu’elles génèrent.

Il réactive en nous la très vieille espérance d’une puissance sans borne et sans bord, dont notre imaginaire fait son miel.

Toutefois, ce dans quoi l’illimité nous projette, c’est dans l’expérience bien réelle de la finitude, à commencer par celle du corps.

Une expérience qui affecte, désarçonne, et parfois blesse.

Paradoxalement donc, la limite posée, qui contraint et contrarie, garantit un espace et préserve une certaine intégrité.

La philosophie morale d’Aristote (384-322 av J.C.) s’articule autour du concept de phronesis, très souvent traduit par prudence.

Pour Aristote, la phronesis est cette sagesse pratique qui cultive l’équilibre entre le manque et l’excès.

Un équilibre vivant, changeant, qui est le fait d’un sujet libre, sollicite le discernement, et passe par la capacité à produire ses propres limites.

A contrario, le discours contemporain de la performance prône le dépassement des limites comme valeur en soi.

Avec des conséquences des plus désastreuses.

Dès lors, s’investir corps et âme interroge : soumission à l’injonction de l’époque ou signe d’un véritable désir ?

Daniel Migairou, mai 2019