Déchiffrages

Le chiffre colonise le réel, le pèse et le soupèse, le convertit en cotes, en codes, en mesures.

Jusqu’au langage lui-même, qui se voit happé par la grande machine à calculer.

C’est ainsi que la notion de croissance ne semble plus indiquer que l’augmentation, là où elle pose pourtant la question du devenir.

Dans le monde du vivant, les phases de croissance conduisent à des transformations qui visent une forme plus à même d’assurer la potentialité de vie des êtres.

Une croissance donc limitée, dont la finitude est inscrite dans le processus.

Il en est ainsi pour les arbres, mais aussi par exemple durant la phase dite de croissance à l’adolescence où le corps humain se transforme en profondeur, et pas seulement dans l’accroissement de ses dimensions.

Voici pourtant nos sociétés désormais soumises au chiffrage de l’accroissement de certaines mensurations : produit intérieur brut, échanges commerciaux, rentabilité, valeur ajoutée, etc.

Dans les médias, le mot croissance apparaît sans indication de son objet, comme essentialisé, laissant chacune et chacun libre d’imaginer ce qui croîtrait dans cette promesse qui ne dit pas son nom, et qui pourtant concerne très précisément et très empiriquement le seul accroissement de la production des biens matériels.

Cette promesse qui ne dit pas son nom laisse la porte ouverte à mille croyances, et notamment celle-ci : que le sens qui se dérobe serait compensé par les excroissances infinies de la plus-value.

Or il n’y a de croissance infinie qu’à l’échelle cosmique, peu propice à la vie.

Dès lors que des limites sont posées, qui désabsolutisent le chiffre, la croissance, qui n’est pas l’accroissement, peut s’entendre comme une naissance (crescere en latin signifie naître, et donne en français le verbe croître).

Si l’on déchiffre la croissance, si on l’extrait de l’emprise de l’accroissement, elle donne à découvrir l’apparition et la disparition des formes, la transformation à l’œuvre.

Le devenir gîte dans les plis du vivant.

Daniel Migairou, avril 2021