Aberration

Ainsi, croyions-nous, l’individu serait dans l’existence comme le navigateur solitaire en mer : ne s’arrêtant au port que pour les provisions et les réparations nécessaires à la poursuite de son périple, ne nouant de relations que compatibles avec ce dans quoi il se projette.

Car il y a sans doute là un paradoxe : un individu, c’est avant tout un projet.

Quoi de mieux, en effet, qu’un projet pour soutenir la croyance en notre indivisibilité ?

Un projet comme image de soi uni, unique, indivisible.

Car telle est bien l’étymologie d’individu, qui vient du latin individuum : ce qui est indivisible.

La croyance en cette indivisibilité est sans doute considérablement amplifiée par les mutations économiques et sociales des trente dernières années, qui assignent chaque personne à un projet professionnel, ou/et un projet de vie.

L’expérience, elle, est tout autre.

Avec ou sans projet, l’existence confronte à des doutes et des contradictions qui divisent et qui, dans l’optique de l’individu indivisible, apparaissent comme des défauts insupportables devant être corrigés.

Pendant plusieurs siècles, le terme d’aberration était principalement employé pour indiquer le défaut d’un système optique conduisant à la déformation des images, comme par exemple le fait que les étoiles sont vues dans le ciel dans une autre direction que celles qu’elles occupent.

La déformation des images que provoque l’aberration de l’individu indivisible produit tout à la fois la détresse provoquée par l’expérience réelle du doute, et la prolifération des offres de solutions-miracles prétendant répondre à cette détresse en promettant alignement, calme, harmonie, etc…

Tant qu’elle n’est pas reconnue et déconstruite, l’aberration accroît son pouvoir de fascination qui fixe, fige, et enferme.

Avant d’être entendu du côté de l’erreur, errer signifiait : aller çà et là, marcher à l’aventure.

Accepter l’errance serait ainsi une façon de rouvrir le champ des possibles, de retrouver des espaces d’expérience, d’apprendre à composer avec le multiple et le contradictoire.

Daniel Migairou, février 2021