Ensemble est un faux-ami : est-ce la faute aux mathématiques ?

Il promet, ou semble promettre, une unité alors même qu’il signifie d’abord un rapport à l’autre.

Un rapprochement entre différents, une confluence.

En premier lieu, l’adverbe ensemble signale une coexistence dans un espace et un temps : l’un avec l’autre, les uns avec les autres.

L’adverbe vient ainsi qualifier une action, qui inscrit des acteurs différents dans un même mouvement : voyager, manger, boire, rire, travailler, vivre… ensemble.

Agir ensemble produit une dynamique propre qui, dans une situation précise et à un moment précis, constitue une forme d’unité circonstancielle.

Cette unité relève de l’assemblage in situ, dans lequel les éléments qui le constituent conservent leur différence tout en participant à un tout.

Ce qui va relier entre eux les acteurs, c’est une action qui fait place à l’un et à l’autre, aux uns et aux autres, avec leurs façons de faire.

La logique de l’ensemble diffère en cela de celle de la communauté, qui fonde l’appartenance sur une particularité partagée et qui préexiste.

Un ensemble ne tient que par le mouvement qui réunit des uns et des autres qui ne se confondent pas.

Sans quoi ça fait bloc, au risque de figer le mouvement, et de perdre le sens.

C’est une certaine distance entre les acteurs, leur différence, qui donne du jeu à leur rapport, un rapport qui travaille, et qui les travaille.

On peut nommer conflictualité cette ressource de l’être ensemble, qui autorise les désaccords, subsume les tensions, soutient les singularités, et génère les inventions.

Daniel Migairou, décembre 2019

 

Jamais Achille ne rattrapera la tortue, dit le paradoxe de Zénon d’Élée.

Derrière le questionnement philosophique et mathématique, il nous adresse la question suivante : quelle est donc cette course qui se gagne mieux par la lenteur que par la rapidité ?

Cette question est brûlante.

La limite est étroite entre la suractivité et le burn-out.

Le philosophe Harmut Rosa, dans Aliénation et accélération, pose bien la chose : Jamais auparavant les moyens permettant de gagner du temps n’avaient atteint pareil niveau de développement, grâce aux technologies de production et de communication ; pourtant, jamais l’impression de manquer de temps n’a été si répandue.

Comment ces nouveaux moyens qui nous donnent la possibilité de gagner en rapidité créent-ils le manque de temps ?

Nous laisserions-nous pousser par l’accélération des processus à remplir le temps libéré par de nouveaux usages, au nom des potentialités qu’ils portent ?

Cette accélération généralisée déborde largement le cadre du travail, régi par l’injonction de productivité, et affecte aujourd’hui l’ensemble de nos existences.

Elle rencontre peut-être en nous une aspiration très ancienne à maîtriser le temps.

C’est alors oublier que ce n’est jamais le temps que nous organisons, mais nos activités.

Il y a donc une logique d’exploitation de nous-mêmes que sous-tend la course contre la montre, une logique du résultat.

Cette lutte contre le temps conduit à supprimer ce que l’on appelle les temps morts, ou les temps perdus, qui sont en réalité des moments simplement déliés, détachés, de la logique de finalité, en tout cas de façon directe.

Voilà peut-être une voie qu’ouvre la lenteur : la possibilité pour des actions d’être vécues aussi pour elles-mêmes, indépendamment du résultat.

Car nos activités n’ont toujours lieu qu’au présent, et constituent le moment vécu d’une véritable expérience qui implique attention, énergie, et mobilisation des sens.

Ainsi, peut-être est-ce en décentrant nos actions de leurs seuls résultats que nous pouvons gagner une façon, comme l’écrit le poète Valère Novarina, d’habiter le temps.

Daniel Migairou, novembre 2019

Les mutations actuelles du travail conduisent à une généralisation des formes de télétravail ou téléactivité.

Nous pouvons travailler et communiquer avec d’autres qui sont loin, dans une forme de proximité qui a pour paradoxe de mettre la relation à distance.

En effet, ces nouvelles modalités relationnelles reposent sur des dispositifs techniques qui font interface.

C’est ainsi que, tout au long du XXème siècle, l’usage du téléphone a conduit à un réaménagement du rapport entre parole, espace et temps.

Dès lors qu’il devenait possible de se parler tout en étant loin, cela signifiait que le maintenant de la relation n’était plus lié à l’ici.

Les nouvelles technologies de communication multiplient les interfaces et brouillent encore davantage nos repères dans la relation au travail.

A quel moment sommes-nous au travail ou hors travail ? disponibles ou indisponibles ? joignables ou injoignables ?

Si le lieu du travail est l’interface elle-même (téléphone, ordinateur), alors la proximité est permanente : il devient impossible d’en sortir.

Sauf à être capable de poser par soi-même des limites en terme de temps et de disponibilité.

Par ailleurs, la communication à travers des interfaces tend à devenir la nouvelle norme relationnelle, dont la rencontre réelle dans un même lieu ne serait qu’une variante.

Or la rencontre en présence est le lieu-même qui permet d’inscrire la relation dans la complexité de l’humain.

La parole s’y risque dans un espace rendu disponible, qui sépare et qui relie, un espace entre.

Combien de malentendus sont levés – et de conflits réglés – en un temps parfois étonnamment bref, dès lors que les personnes se trouvent en présence dans un espace entre, dédié à la parole.

Les organisations ne peuvent ignorer sans dommage la déperdition qualitative des collaborations qui manquent d’un lieu permettant la rencontre.

Cette intelligence qui ne s’obtient que par la mise en présence de personnes en chair et en os surprend toujours.

Arbitrages, négociations, médiations : autant de processus qui se multiplient là où les systèmes tendent à réduire la communication à un échange d’informations confié sans réserve à l’interface des machines.

La relation professionnelle, quand elle ne peut plus s’appuyer sur cette expérience de la distance en présence, s’appauvrit à la fois en terme d’efficience et en terme de sens.

Daniel Migairou, octobre 2019

 

Le mot métier nomme à la fois l’activité, la profession, le savoir-faire, et aussi la table de travail, celle sur laquelle Nicolas Boileau nous invite à remettre vingt fois notre ouvrage.

Ne parle-t-il pas métier, à sa façon, Samuel Beckett dans Cap au pire : Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.

Reprenons.

Ce que métier fait entendre, c’est un lien étroit entre activité et savoir.

Dans lequel le savoir ne se restreint pas à un savoir-faire : c’est une dimension singulière de la personne que l’activité constitue et déploie.

Un savoir, dit Bernard Stiegler, qui donne de la saveur.

Voilà précisément ce qu’ignorent les nouvelles organisations du travail.

Car, quand le travail se fait métier, il donne prise sur la question du sens.

Le métier tisse ensemble le faire et le savoir, l’acte et le rôle, le cadre et le geste, la technique et le style.

Parfois, cela ne va pas sans accroc.

On peut alors parler d’un véritable art de la reprise.

Quand quelque chose a lâché, ou doit lâcher, c’est bien l’ouvrage dans son ensemble qui est à reprendre.

Pour refaire des liens, rétablir des circulations, mais aussi trouver de nouveaux chemins.

Reprendre, c’est aussi raccommoder.

Un dialogue sur le vif, avec des objets dits de travail, qui ne sont pas sans nous travailler, au corps comme à l’esprit.

Et qui parfois nous résistent.

La reprise concerne dans son entier notre rapport au monde.

Daniel Migairou, septembre 2019

 

La nature a horreur du vide, répétons-nous, depuis Aristote.

Or, ce qu’ignorait Aristote, et que nous, nous savons, c’est que le réel est plein de vide.

Aussi bien dans les atomes que dans l’espace intersidéral, la matière maintient toujours du vide entre ses parties.

Qui plus est, nous savons aujourd’hui, grâce aux découvertes des physiciens du XXème siècle, que le vide crée sans cesse de la matière.

Non seulement la matière tolère le vide, mais elle en est issue.

Qu’est-ce qui justifie alors la persistance de cet aphorisme ?

Ne serait-ce pas plutôt la nature humaine qui a horreur du vide ?

Dans le langage courant, un vide est un espace dépourvu de matière, un lieu où il n’y a rien, une partie de l’espace où il manque quelque chose, une absence.

Un vide se définit négativement, et indique ainsi une focalisation sur la matière, sur le plein.

Ce qui peut mener à fuir les espaces vacants et le temps libre, pour pousser au remplissage, à l’occupation optimale, parfois jusqu’à saturation.

On pourrait tout aussi bien considérer le vide d’un autre point de vue : comme un espace libre, comme un potentiel.

Encore faut-il pour cela supporter ces autres formes du vide que sont : le creux, le silence, l’ennui, l’oubli, la faille.

Et se souvenir que, dans la nature, le vide est ressource du nouveau.

Que dans l’espace vacant, dans la vacance même, donc, peut advenir l’inattendu.

Quelque chose y vient parfois, dans le vide, qui fait surprise.

Inventer vient du latin invenire, qui signifie créer, imaginer, mais aussi venir dedans.

Créer, résoudre, trouver des solutions sont autant d’activités qui ne se réduisent pas à une réorganisation du plein, mais passent par un vide : une vacance du vouloir.

Daniel Migairou, août 2019

En quoi une erreur dans l’écriture d’un mot ou la construction d’une phrase constitue-t-elle une faute ?

L’école est le lieu d’un apprentissage fondamental, celui de l’orthographe, dans lequel toute erreur se voit aussitôt lestée du terme de faute, alors même que les règles sont encore en cours d’intégration.

Le langage courant propage ensuite dans la plupart des apprentissages cette charge sémantique de la faute qui pèse sur les tâtonnements nécessaires à l’intégration des savoirs.

Ce poids de la faute tient peut-être à l’origine latine du mot qui est la même que pour fausseté et faillite.

Peut-être est-ce pour cela que la faute évoque en arrière-plan un manquement à la vérité, à la rectitude et à la pertinence.

Cela fait beaucoup pour une simple erreur.

D’autant plus que la faute oriente immanquablement vers une défaillance de son auteur.

C’est ainsi que très souvent un échec vaut condamnation.

Or il n’est pas de travail qui puisse s’exonérer de l’expérience de l’échec, dans la mesure où le réel oppose toujours une certaine résistance à nos tentatives de maîtrise.

Travailler nous confronte ainsi aux limites de la planification et de la modélisation, quelle que soit l’ingéniosité des procédures instaurées.

Cette imprévisibilité s’accroit dans les dimensions relationnelles du travail, où l’humain souvent échappe à ce qui a été prévu, anticipé, imaginé, voire convenu.

Il en est de même dans les activités de création, qu’il s’agisse de création d’entreprise, d’activités de recherche, ou dans le domaine artistique.

Le ratage et l’erreur y sont l’ordinaire qui atteste de la tentative, de l’originalité, de l’audace.

À condition de savoir s’abstraire du discours de la faute et de ses condamnations culpabilisantes.

Pour cela, il n’est pas inutile de rappeler que l’erreur a la même racine que l’errance : une façon de voyager qui sait faire place à l’égarement et constitue en elle-même un potentiel d’expérience.

Bien souvent, c’est d’une errance qu’émergent les vraies trouvailles.

Daniel Migairou, juillet 2019

Longtemps utilisé dans les entreprises, le terme d’encadrement est emprunté à l’organisation militaire, et laisse entrevoir des structures en lignes et en rangs, en règles et en mesures.

Ce qui est carré est rigoureux, dit-on.

Venant du latin quadro, qui signifie carré, le quadre désigne au XVIème siècle la bordure entourant un tableau, le plus souvent sous formes de lignes en angles droits.

Il y a une utilité technique et matérielle du cadre, qui supporte la peinture et en permet l’accrochage, mais il a aussi une importante fonction symbolique.

Par sa façon de délimiter un espace précis, le cadre soutient la potentialité de ce qui vient s’y inscrire, et pose les bases de son intelligibilité.

Il permet de distinguer des ordres de signification différents, voire contradictoires, et participe à la construction du sens.

Que nous apprend la généralisation, dans le monde du travail, du terme de management là où auparavant il était question d’encadrement ?

Disons tout d’abord qu’il s’agit d’un mot voyageur, qui nous vient de la langue anglaise, dans laquelle il aurait pour origine possible le français manègeto train by exercise as a horse »), lui-même issu du latin manus agere, conduire avec la main.

Le management serait-il une affaire de corps, conduits et menés dans une logique de dressage des forces vitales ?

Effectivement, le management reconnaît envisager la personne comme la ressource humaine d’un processus de production, c’est-à-dire du mouvement d’un ensemble de forces mécaniques ou chimiques visant un résultat.

Ce mouvement d’ensemble, dans quelles conditions est-il saisissable en terme de sens par celles et ceux qu’il concerne et implique ?

S’agit-il que ça tourne rond, au risque de l’enfermement dans la répétition et l’automatisme ?

C’est la parole qui permet de nouer des relations de sens entre des mouvements inscrits dans des cadres, dès lors qu’ils sont, les uns et les autres, parlables et parlés, c’est-à-dire ramenés à ce qui fonde l’humain.

Il se trouve que le terme anglais management pourrait avoir une origine plus ancienne, un mot français du XVème siècle, mesnager, qui donne aujourd’hui ménage.

Or ménager, c’est aussi, écrit Bernard Stiegler, « faire le ménage » au sens de « renouveler, rénover, discuter pour avancer malgré les discordes, qui sont des atouts pour éviter les erreurs qui pourraient résulter de la décision d’un seul. »

D’où l’importance d’instituer, dans les organisations de travail, des espaces de parole ouverts à la controverse en tant que dynamique propre à l’humain pour la construction du sens.

manager peut s’entendre comme une façon d’articuler le cadre et la dynamique.

Daniel Migairou, juin 2019

 

À l’époque romaine, le mot limes désignait le chemin bordant un domaine, la lisière, la frontière.

C’est une trace qui fait sens, qui prend valeur symbolique.

Elle permet de différencier des espaces, l’intérieur de l’extérieur, et ainsi de discerner des lieux et des places.

Cela peut paraître anecdotique, mais c’est au tournant du XXIème siècle que l’usage du mot illimité s’est généralisé.

Certes, il ne s’agissait au départ que d’un discours commercial portant sur les forfaits téléphoniques et l’accès à internet.

Mais peut-être sa banalisation est-elle symptomatique d’une mutation dans la façon de penser la fonction des limites.

L’illimité laisse entendre un affranchissement possible des contraintes, et de la frustration qu’elles génèrent.

Il réactive en nous la très vieille espérance d’une puissance sans borne et sans bord, dont notre imaginaire fait son miel.

Toutefois, ce dans quoi l’illimité nous projette, c’est dans l’expérience bien réelle de la finitude, à commencer par celle du corps.

Une expérience qui affecte, désarçonne, et parfois blesse.

Paradoxalement donc, la limite posée, qui contraint et contrarie, garantit un espace et préserve une certaine intégrité.

La philosophie morale d’Aristote (384-322 av J.C.) s’articule autour du concept de phronesis, très souvent traduit par prudence.

Pour Aristote, la phronesis est cette sagesse pratique qui cultive l’équilibre entre le manque et l’excès.

Un équilibre vivant, changeant, qui est le fait d’un sujet libre, sollicite le discernement, et passe par la capacité à produire ses propres limites.

A contrario, le discours contemporain de la performance prône le dépassement des limites comme valeur en soi.

Avec des conséquences des plus désastreuses.

Dès lors, s’investir corps et âme interroge : soumission à l’injonction de l’époque ou signe d’un véritable désir ?

Daniel Migairou, mai 2019

 

Le travail est au commencement des sociétés humaines.

Pour se protéger des dangers de la nature et réguler les liens entre eux, les humains domestiquent le feu, fabriquent des outils, construisent des habitations, et élaborent des lois et des règles.

C’est ce que montre Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) : la civilisation garantit et distribue des places différenciées en échange d’un renoncement pulsionnel.

Dans le processus de civilisation, le travail articule action et activité.

Il est une action qui porte sur la transformation du réel, produit des effets dans le monde, et contribue à créer de la valeur.

Il est aussi une activité, qui sollicite de chacun un investissement, des efforts, des apprentissages, mais aussi lui donne une place et l’inscrit dans des relations à l’espace commun.

L’activité de travail fait expérience et permet de constituer des savoirs.

Comment aujourd’hui l’organisation du travail prend-elle en compte cette double dimension d’action et d’activité ?

L’action conduit à la question du sens et l’activité à celle de l’épreuve.

Là où le sens est mis en crise, la dimension vivante du travail en prend d’autant plus d’importance.

Car, s’il devient impossible d’éprouver son savoir dans l’expérience, le poids des efforts consentis est-il encore supportable ?

Dans l’édition, on parle de lecture sur épreuve : c’est le moment où l’auteur donne son accord pour impression.

Il engage sa responsabilité, et signe.

Quelle place les nouveaux modes d’organisation donnent-ils à la marque de fabrique de celui ou celle qui a réalisé le travail ?

Dans laquelle il ou elle peut se reconnaître ?

Daniel Migairou, avril 2019

 

Ainsi, dit-on, les paroles s’envolent alors que les écrits restent.
De prime abord, cela semble frappé du coin du bon sens.
Intact, le proverbe romain traverse les siècles : verba volant, scripta manent.
Quelles sont donc ces paroles qui semblent si légères en regard de l’écrit ?
Principalement celles qui visent à produire des effets, et cherchent à instaurer un certain rapport avec les personnes auxquelles elles sont adressées.
Or notre parole dit toujours de nous bien plus que ce que nous croyons dire.
Vouloir la contenir, en faire un outil, voire une arme, n’est pas sans conséquence.
En effet, un propos contrôlé, maîtrisé, calibré, s’il rassure celui qui le tient, confronte les personnes qui l’entendent à une question, un doute, une inquiétude : mais qui est-ce donc au juste qui me parle ?
Lorsqu’une personne s’engage dans sa parole, accepte de s’exposer dans son propos, laisse sa voix exprimer qui elle est, alors cette personne peut éprouver le poids de sa parole.
Et faire partager à celles et ceux auxquels elle s’adresse l’expérience d’une parole vivante, sensible, incarnée.
Qui marque.
Daniel Migairou, mars 2019