L’insociabilité

Serait-ce le casse du siècle ?

Il ne s’agit pas de lingots d’or subtilisés dans un train en marche, mais d’un simple mot, dont le vol a lieu sous nos yeux qui ne veulent pas voir.

Qu’ont-ils donc de sociaux ces réseaux qui connectent entre elles par la tuyauterie numérique des personnes seules devant leur interface ?

Est-ce faire société que de donner aux relations à distance la priorité sur les relations en présence ?

Dans le film Ready Player One, Steven Spielberg met en scène cette image apocalyptique de rues d’une ville dans laquelle tous les passants ayant simultanément chaussé un casque de réalité virtuelle sont aux prises avec les batailles qu’ils mènent dans le grand jeu numérique, ne laissant à voir que des corps absentés, fantomatiques, des êtres parfaitement incapables d’entrer en relation.

Faire société passe par la reconnaissance signifiée aux autres présents qu’une relation pacifique est envisageable, qu’une attention leur est portée, qu’un respect leur est dû.

Les cadres institutionnels et les règles communes sont la condition de cette reconnaissance, comme l’est par exemple l’institution du langage, que nous ne choisissons pas, et aux règles duquel nous nous soumettons pour parler et pour écrire, et ce depuis l’école.

Une communauté prend forme dans les espaces délimités et garantis par ces règles, contraignant les interactions de façon à en soutenir la possibilité.

Alors que dire des réseaux qui mettent en relation non pas des personnes mais des identités virtuelles ?

Seraient-ils asociaux voire antisociaux ?

Nous devons au philosophe Emmanuel Kant le concept d’insociable sociabilité, qui selon lui qualifie le double penchant proprement humain à s’associer et tout à la fois à s’opposer.

Car, écrit-il, « c’est cette opposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. »

Le risque avec les réseaux dits-sociaux, c’est qu’ils nous donnent à croire que nous pourrions nous passer de ces « semblables que nous ne pouvons souffrir », et nous retirent ainsi la possibilité d’avoir à nous confronter à eux de façon effective.

Semblant nous dispenser de l’expérience contraignante d’avoir à faire société, ils affaiblissent en nous les ressorts créatifs de l’insociabilité.

Daniel Migairou, mars 2021