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La nature a horreur du vide, répétons-nous, depuis Aristote.

Or, ce qu’ignorait Aristote, et que nous, nous savons, c’est que le réel est plein de vide.

Aussi bien dans les atomes que dans l’espace intersidéral, la matière maintient toujours du vide entre ses parties.

Qui plus est, nous savons aujourd’hui, grâce aux découvertes des physiciens du XXème siècle, que le vide crée sans cesse de la matière.

Non seulement la matière tolère le vide, mais elle en est issue.

Qu’est-ce qui justifie alors la persistance de cet aphorisme ?

Ne serait-ce pas plutôt la nature humaine qui a horreur du vide ?

Dans le langage courant, un vide est un espace dépourvu de matière, un lieu où il n’y a rien, une partie de l’espace où il manque quelque chose, une absence.

Un vide se définit négativement, et indique ainsi une focalisation sur la matière, sur le plein.

Ce qui peut mener à fuir les espaces vacants et le temps libre, pour pousser au remplissage, à l’occupation optimale, parfois jusqu’à saturation.

On pourrait tout aussi bien considérer le vide d’un autre point de vue : comme un espace libre, comme un potentiel.

Encore faut-il pour cela supporter ces autres formes du vide que sont : le creux, le silence, l’ennui, l’oubli, la faille.

Et se souvenir que, dans la nature, le vide est ressource du nouveau.

Que dans l’espace vacant, dans la vacance même, donc, peut advenir l’inattendu.

Quelque chose y vient parfois, dans le vide, qui fait surprise.

Inventer vient du latin invenire, qui signifie créer, imaginer, mais aussi venir dedans.

Créer, résoudre, trouver des solutions sont autant d’activités qui ne se réduisent pas à une réorganisation du plein, mais passent par un vide : une vacance du vouloir.

Daniel Migairou, août 2019

En quoi une erreur dans l’écriture d’un mot ou la construction d’une phrase constitue-t-elle une faute ?

L’école est le lieu d’un apprentissage fondamental, celui de l’orthographe, dans lequel toute erreur se voit aussitôt lestée du terme de faute, alors même que les règles sont encore en cours d’intégration.

Le langage courant propage ensuite dans la plupart des apprentissages cette charge sémantique de la faute qui pèse sur les tâtonnements nécessaires à l’intégration des savoirs.

Ce poids de la faute tient peut-être à l’origine latine du mot qui est la même que pour fausseté et faillite.

Peut-être est-ce pour cela que la faute évoque en arrière-plan un manquement à la vérité, à la rectitude et à la pertinence.

Cela fait beaucoup pour une simple erreur.

D’autant plus que la faute oriente immanquablement vers une défaillance de son auteur.

C’est ainsi que très souvent un échec vaut condamnation.

Or il n’est pas de travail qui puisse s’exonérer de l’expérience de l’échec, dans la mesure où le réel oppose toujours une certaine résistance à nos tentatives de maîtrise.

Travailler nous confronte ainsi aux limites de la planification et de la modélisation, quelle que soit l’ingéniosité des procédures instaurées.

Cette imprévisibilité s’accroit dans les dimensions relationnelles du travail, où l’humain souvent échappe à ce qui a été prévu, anticipé, imaginé, voire convenu.

Il en est de même dans les activités de création, qu’il s’agisse de création d’entreprise, d’activités de recherche, ou dans le domaine artistique.

Le ratage et l’erreur y sont l’ordinaire qui atteste de la tentative, de l’originalité, de l’audace.

À condition de savoir s’abstraire du discours de la faute et de ses condamnations culpabilisantes.

Pour cela, il n’est pas inutile de rappeler que l’erreur a la même racine que l’errance : une façon de voyager qui sait faire place à l’égarement et constitue en elle-même un potentiel d’expérience.

Bien souvent, c’est d’une errance qu’émergent les vraies trouvailles.

Daniel Migairou, juillet 2019

Longtemps utilisé dans les entreprises, le terme d’encadrement est emprunté à l’organisation militaire, et laisse entrevoir des structures en lignes et en rangs, en règles et en mesures.

Ce qui est carré est rigoureux, dit-on.

Venant du latin quadro, qui signifie carré, le quadre désigne au XVIème siècle la bordure entourant un tableau, le plus souvent sous formes de lignes en angles droits.

Il y a une utilité technique et matérielle du cadre, qui supporte la peinture et en permet l’accrochage, mais il a aussi une importante fonction symbolique.

Par sa façon de délimiter un espace précis, le cadre soutient la potentialité de ce qui vient s’y inscrire, et pose les bases de son intelligibilité.

Il permet de distinguer des ordres de signification différents, voire contradictoires, et participe à la construction du sens.

Que nous apprend la généralisation, dans le monde du travail, du terme de management là où auparavant il était question d’encadrement ?

Disons tout d’abord qu’il s’agit d’un mot voyageur, qui nous vient de la langue anglaise, dans laquelle il aurait pour origine possible le français manègeto train by exercise as a horse »), lui-même issu du latin manus agere, conduire avec la main.

Le management serait-il une affaire de corps, conduits et menés dans une logique de dressage des forces vitales ?

Effectivement, le management reconnaît envisager la personne comme la ressource humaine d’un processus de production, c’est-à-dire du mouvement d’un ensemble de forces mécaniques ou chimiques visant un résultat.

Ce mouvement d’ensemble, dans quelles conditions est-il saisissable en terme de sens par celles et ceux qu’il concerne et implique ?

S’agit-il que ça tourne rond, au risque de l’enfermement dans la répétition et l’automatisme ?

C’est la parole qui permet de nouer des relations de sens entre des mouvements inscrits dans des cadres, dès lors qu’ils sont, les uns et les autres, parlables et parlés, c’est-à-dire ramenés à ce qui fonde l’humain.

Il se trouve que le terme anglais management pourrait avoir une origine plus ancienne, un mot français du XVème siècle, mesnager, qui donne aujourd’hui ménage.

Or ménager, c’est aussi, écrit Bernard Stiegler, « faire le ménage » au sens de « renouveler, rénover, discuter pour avancer malgré les discordes, qui sont des atouts pour éviter les erreurs qui pourraient résulter de la décision d’un seul. »

D’où l’importance d’instituer, dans les organisations de travail, des espaces de parole ouverts à la controverse en tant que dynamique propre à l’humain pour la construction du sens.

manager peut s’entendre comme une façon d’articuler le cadre et la dynamique.

Daniel Migairou, juin 2019

 

À l’époque romaine, le mot limes désignait le chemin bordant un domaine, la lisière, la frontière.

C’est une trace qui fait sens, qui prend valeur symbolique.

Elle permet de différencier des espaces, l’intérieur de l’extérieur, et ainsi de discerner des lieux et des places.

Cela peut paraître anecdotique, mais c’est au tournant du XXIème siècle que l’usage du mot illimité s’est généralisé.

Certes, il ne s’agissait au départ que d’un discours commercial portant sur les forfaits téléphoniques et l’accès à internet.

Mais peut-être sa banalisation est-elle symptomatique d’une mutation dans la façon de penser la fonction des limites.

L’illimité laisse entendre un affranchissement possible des contraintes, et de la frustration qu’elles génèrent.

Il réactive en nous la très vieille espérance d’une puissance sans borne et sans bord, dont notre imaginaire fait son miel.

Toutefois, ce dans quoi l’illimité nous projette, c’est dans l’expérience bien réelle de la finitude, à commencer par celle du corps.

Une expérience qui affecte, désarçonne, et parfois blesse.

Paradoxalement donc, la limite posée, qui contraint et contrarie, garantit un espace et préserve une certaine intégrité.

La philosophie morale d’Aristote (384-322 av J.C.) s’articule autour du concept de phronesis, très souvent traduit par prudence.

Pour Aristote, la phronesis est cette sagesse pratique qui cultive l’équilibre entre le manque et l’excès.

Un équilibre vivant, changeant, qui est le fait d’un sujet libre, sollicite le discernement, et passe par la capacité à produire ses propres limites.

A contrario, le discours contemporain de la performance prône le dépassement des limites comme valeur en soi.

Avec des conséquences des plus désastreuses.

Dès lors, s’investir corps et âme interroge : soumission à l’injonction de l’époque ou signe d’un véritable désir ?

Daniel Migairou, mai 2019

 

Le travail est au commencement des sociétés humaines.

Pour se protéger des dangers de la nature et réguler les liens entre eux, les humains domestiquent le feu, fabriquent des outils, construisent des habitations, et élaborent des lois et des règles.

C’est ce que montre Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) : la civilisation garantit et distribue des places différenciées en échange d’un renoncement pulsionnel.

Dans le processus de civilisation, le travail articule action et activité.

Il est une action qui porte sur la transformation du réel, produit des effets dans le monde, et contribue à créer de la valeur.

Il est aussi une activité, qui sollicite de chacun un investissement, des efforts, des apprentissages, mais aussi lui donne une place et l’inscrit dans des relations à l’espace commun.

L’activité de travail fait expérience et permet de constituer des savoirs.

Comment aujourd’hui l’organisation du travail prend-elle en compte cette double dimension d’action et d’activité ?

L’action conduit à la question du sens et l’activité à celle de l’épreuve.

Là où le sens est mis en crise, la dimension vivante du travail en prend d’autant plus d’importance.

Car, s’il devient impossible d’éprouver son savoir dans l’expérience, le poids des efforts consentis est-il encore supportable ?

Dans l’édition, on parle de lecture sur épreuve : c’est le moment où l’auteur donne son accord pour impression.

Il engage sa responsabilité, et signe.

Quelle place les nouveaux modes d’organisation donnent-ils à la marque de fabrique de celui ou celle qui a réalisé le travail ?

Dans laquelle il ou elle peut se reconnaître ?

Daniel Migairou, avril 2019

 

Ainsi, dit-on, les paroles s’envolent alors que les écrits restent.
De prime abord, cela semble frappé du coin du bon sens.
Intact, le proverbe romain traverse les siècles : verba volant, scripta manent.
Quelles sont donc ces paroles qui semblent si légères en regard de l’écrit ?
Principalement celles qui visent à produire des effets, et cherchent à instaurer un certain rapport avec les personnes auxquelles elles sont adressées.
Or notre parole dit toujours de nous bien plus que ce que nous croyons dire.
Vouloir la contenir, en faire un outil, voire une arme, n’est pas sans conséquence.
En effet, un propos contrôlé, maîtrisé, calibré, s’il rassure celui qui le tient, confronte les personnes qui l’entendent à une question, un doute, une inquiétude : mais qui est-ce donc au juste qui me parle ?
Lorsqu’une personne s’engage dans sa parole, accepte de s’exposer dans son propos, laisse sa voix exprimer qui elle est, alors cette personne peut éprouver le poids de sa parole.
Et faire partager à celles et ceux auxquels elle s’adresse l’expérience d’une parole vivante, sensible, incarnée.
Qui marque.
Daniel Migairou, mars 2019

En se banalisant, le terme de burn-out semble indiquer un phénomène nouveau qui se propage dans tous les secteurs professionnels.

Nombre de personnes se confrontent à une détresse inédite face à l’intensification irrésistible de leur activité.

Les limites qu’il semblait possible et légitime de poser jusqu’alors semblent se dissoudre sans prévenir.

Sans doute l’accélération généralisée des flux d’information y contribue-t-elle grandement.

Mais peut-être ne fait-elle qu’amplifier une mutation qui s’est opérée tout au long du XXème siècle.

En effet, le travail s’inscrit chaque jour davantage dans des procédures imposées par des systèmes d’organisation et d’information au nom de l’efficacité technique et managériale.

Chaque personne qui travaille est ainsi amenée à intégrer à son activité un ensemble d’injonctions formelles et rythmiques, qui sollicitent à plein ses capacités d’adaptation.

Or ce processus d’adaptation au travail trouve une limite que le philosophe Paul Ricœur, dans le texte Travail et parole, décrit comme la perte dans le geste dénué de sens, dans l’activité au sens propre insignifiante, parce que sans horizon.

Le phénomène du burn-out ne ramène-t-il pas à la question même du sens du travail, dont la perte précipiterait dans la consumation de toute ressource ?

Pour faire limite à l’épuisement, peut-être s’agit-il, comme y invite Paul Ricœur, de contre-battre l’objectivation par la réflexion ?

Et pour cela de considérer la capacité de penser comme une véritable ressource humaine.

Daniel Migairou, février 2019

 

Au VIème siècle avant notre ère, Héraclite observait que Rien n’est permanent sauf le changement.

Cette incessante mutation du réel n’est pas toujours perceptible, mais produit continûment des effets : c’est ce que le philosophe François Jullien appelle les transformations silencieuses.

Dans un monde en perpétuel changement, ce sont les différentes formes d’institutions, sociales et politiques, mais aussi familiales, économiques, éducatives, qui ont pour fonction de produire la stabilité nécessaire à l’existence humaine.

Un cadre de référence, un ensemble de règles et de repères.

Avec pour contrepartie l’instauration d’un ordre plus ou moins rigide, l’assignation des personnes à des places, des rôles et des identités pré-établies.

Au moment où les différentes formes d’institutions sont prises elles-mêmes dans des logiques de transformation rapide – notamment dans le monde du travail -, les enjeux et les risques, individuels et collectifs, se complexifient.

Dans Le Guépard de Visconti, le prince de Salina s’approprie la réflexion de son neveu Tancredi : Il fallait bien que quelque chose change, pour que tout puisse rester comme avant.

Ne serions-nous pas confrontés aujourd’hui à la question inverse : sur quels principes fondamentaux s’appuyer pour que s’engagent des processus de changement véritable ?

Daniel Migairou, janvier 2019

 

Mener un groupe de travail, animer une équipe ou un collectif : cela confronte quotidiennement à l’expérience du malentendu.

Pour se faire comprendre, expliquer ne suffit pas.

La langue commune entretient l’illusion que les mots signifieraient pour chacun la même chose.

Or l’expérience est frustrante et parfois cruelle.

Pour autant, cette désillusion peut aussi se vivre comme une occasion de sortir du retrait protecteur de l’explication et de parler en son propre nom.

Adresser sa parole, cela ne revient-il pas à se placer en position de traducteur et d’interprète de son propre propos ?

Ou, pour le dire autrement, à négocier sans cesse entre deux attentions : l’attention au propos qui s’énonce, et l’attention à la personne à laquelle il s’adresse ?

Comme dans toute traduction, il y a une perte.

Mais n’est-ce pas précisément l’acceptation de cette perte qui fonde les conditions d’un dialogue ?

Daniel Migairou, décembre 2018

 

Diriger associe étroitement pouvoir et responsabilité.

Réaliser un projet, créer une entreprise, animer une équipe : c’est conduire, c’est-à-dire mener, mais aussi orienter, indiquer une direction, donner du sens.

L’époque actuelle multiplie les points d’incertitude et brouille les repères. Le risque est de se replier sur des notions d’efficacité, et de laisser les objectifs tactiques se substituer aux buts.

Pour Hannah Arendt, dans La Crise de l’éducation, « une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous […] des jugements directs ».

Dans ce contexte, l’enjeu de la réflexion n’est pas de l’ordre du calcul, mais porte sur la production de sens, la création de valeur, au-delà du seul résultat.

Qui peut aujourd’hui, en position de responsable, se satisfaire de la vieille rhétorique du pouvoir, qui tourne en rond, quand elle ne tourne pas court ?

L’autorité reconnue à celui ou celle qui dirige ne repose-t-elle pas davantage sur sa capacité à entendre, comprendre, arbitrer, et à répondre de ses choix ?

Daniel Migairou, novembre 2018